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Le soleil, boule rouge, ensanglantait les eaux de la Loire, derrière les flèches grises de la cité, prêt à plonger. La corne d'un guetteur, au-dessus de la porte fortifiée, appela les attardés pour les ramener dans les murs. La ville allait se refermer pour la nuit... Catherine se hâta de se rechausser puis, boitillant, rejoignit les gens qui se dirigeaient vers le pont-levis. Le soleil s'était noyé et la nuit montait vite. Handicapée par ses pieds blessés, Catherine franchit la haute ogive de pierre parmi les derniers mais s'arrêta pour demander à un soldat de garde où se trouvaient les halles. Elle savait que, dans la plupart des villes, surtout celles qui jalonnent les routes des grands pèlerinages, on aménage un coin de la halle en un réduit où les pèlerins peuvent s'abriter pour la nuit. L'espace délimité entre quelques piliers est clos par un hourdage de bois qui garantit du vent et de l'humidité.

— Va tout droit, puis à main droite ! fit l'homme. Tu vas à Fleury1, femme ?

— J'y vais !

— Dieu te garde, et aussi Monseigneur Saint Benoît !

1. L'abbaye de Saint-Benoît-sur-Loire a longtemps porté le nom d'abbaye de Fleury.

Elle remercia d'un signe de tête, s'engagea dans une rue si étroite que les encorbellements des maisons leur donnaient l'air de s'appuyer l'une à l'autre.

Tout en marchant, elle finit ce qui lui restait du pain de Magdeleine, trouva la halle sans peine. Ce n'était qu'une haute toiture de lauzes sur d'énormes piliers de bois. Mais le réduit aux pèlerins était bien là. En poussant la porte de planches, la jeune femme vit que la paille y était fraîche et qu'il n'y avait qu'un seul pèlerin, un vieillard déjà endormi. Il avait ce visage pétrifié que donne la grande fatigue, ouvrit un œil quand elle entra, marmotta quelque chose puis, refermant son œil, se remit à ronfler. Heureuse de n'être point obligée de parler, Catherine s'installa dans un coin, ramena un peu de paille sur elle et s'étendit, un bras sous la tête.

Elle eut l'impression qu'elle venait juste de s'endormir quand elle sentit qu'on la secouait. Le vieux pèlerin barbu était penché sur elle.

— Hé..., disait-il, hé ! Si tu vas à la grande abbaye, il est temps de te lever !

Elle ouvrit les yeux, vit qu'un peu de jour apparaissait au-dessus du hourdage et se hâta de se lever.

— La nuit a été brève, dit-elle avec un sourire d'excuse.

— Elle est toujours brève quand on est bien las ! Viens, il est temps de se mettre en chemin.

Catherine secoua la tête. Sa qualité de pèlerine l'obligeait, normalement, à faire à pied tout le chemin. Mais elle était trop fatiguée pour continuer ainsi.

Elle comptait bien employer l'une des trois pièces d'argent de Sara à trouver un bateau.

— Je ne partirai sans doute pas aujourd'hui, mentit-elle. J'ai à faire dans cette ville.

Les errants de Dieu n'ont rien à faire dans aucune ville hormis le but de leur pèlerinage ! Si tu veux être exaucée, il te faut songer seulement au lieu où tu vas ! reprocha le vieillard, scandalisé. Mais chacun fait comme bon lui semble. La paix soit avec toi !

— Et avec toi aussi !

Le pèlerin sortit. Catherine attendit quelques instants, au seuil du réduit, puis l'ayant vu se diriger vers l'autre extrémité de la ville, elle se disposa à partir et, tout d'abord, abandonna son bâton de pèlerin qui ne lui servirait plus guère puisque, comme l'avait dit le vieillard, un voyageur de la Foi n'avait pas droit aux moyens de locomotion. Mais elle s'enveloppa soigneusement dans son grand manteau parce qu'une pluie fine couvrait la ville. Puis elle descendit vers les grèves.

Il ne lui fut pas trop difficile de trouver une barque. Un homme, fluet et taciturne, assis sur des filets de pêche pliés, se trouvait là. Indifférent à la pluie, il mangeait un oignon en regardant couler le fleuve. Quand Catherine lui demanda s'il connaîtrait un batelier pour descendre au moins jusqu'à Châteauneuf, il leva de lourdes paupières grisâtres et fripées.

— T'as de l'argent ?

Elle fit signe que oui, mais l'homme ne bougea pas.

— Fais voir ! Tu comprends, c'est trop facile de dire qu'on en a ! L'argent, au temps où nous vivons, on en voit de moins en moins. Les terres sont ravagées, le commerce est mort et le roi lui-même gueux comme Job sur son fumier. Alors, maintenant, on paye d'avance.

Pour toute réponse, Catherine sortit une pièce d'argent et la mit dans la main crasseuse de l'homme. Celui-ci la fit sauter, la regarda de près, mordit dedans. Sa figure morose s'éclaira.

— Ça va, fit-il. Mais, pas plus loin que Châteauneuf ! Après on risque de tomber sur ces Godons maudits qui assiègent Orléans et je tiens à ma peau.

Tout en parlant, il faisait glisser au fleuve une barque plate et aidait Catherine à s'y installer. La jeune femme prit place à l'avant, face tournée vers l'aval du fleuve. L'homme sauta à son tour, d'un bond souple qui fit à peine tanguer l'esquif, saisit la longue gaffe qu'il planta dans l'eau et donna une vigoureuse poussée. Le courant était rapide, la barque se mit à glisser presque sans aide. Assise à la pointe, Catherine regarda défiler la ville puis les berges plates, chevelues de roseaux qui portaient encore les rouilles de l'hiver. Elle ne se souciait pas de la pluie qui mouillait son visage et dont l'épais manteau de bure la protégeait bien. Des réminiscences du passé montaient en elle, lui rendant, avec une étrange précision, les images d'autrefois. Elle se revoyait, fuyant Paris insurgé, avec Barnabé, sa mère, sa sœur et Sara... Comme elle avait aimé ce premier voyage que le vieux Coquillart avait rendu si attrayant ! Elle croyait encore entendre sa voix profonde et lente récitant doucement les vers du poète : C'est la cité sur toutes couronnée Fontaine et puits de science et de clergie Sur le fleuve de Seine située...

Mais Barnabé était mort, Paris était loin et la cité vers laquelle Catherine voguait était une ville aux abois, affamée et désespérée dont elle ne pouvait guère attendre que la mort, ou pire même : la plus affreuse désillusion. Pour la première fois, elle se demanda ce que serait l'accueil d'Arnaud et si même il la reconnaîtrait ! Tant de jours s'étaient écoulés depuis leur rencontre sous les murs d'Arras !

Catherine s'efforça, alors, de chasser les pensées morbides, nées sans doute de sa trop grande fatigue et de la tension nerveuse qu'elle s'était imposée.

Elle voulait, intensément, goûter cet instant de paix, la descente de ce beau fleuve aux herbes grises, aux sables jaunes... Vers la fin de l'après-midi, apparurent les tours blanches et les poivrières bleues d'un grand château dont les pieds baignaient dans l'eau de larges douves dépendant du fleuve.

Catherine demanda ce qu'était ce beau domaine.

— Sully ! répondit le batelier. Il appartient au sire de La Trémoille, le favori de Charles VII...

Et, pour bien montrer l'estime que lui inspirait le maître du château, l'homme cracha dans l'eau d'un air dégoûté. Catherine ne répondit pas. Elle avait déjà eu l'occasion de rencontrer Georges de La Trémoille, ce Bourguignon transfuge qui était devenu le plus cher conseiller et le mauvais génie du roi de Bourges. Il lui inspirait quelque chose d'assez analogue au dégoût manifesté par son guide, mais elle n'en dit rien. D'ailleurs la barque obliquait vers la rive pour accoster.

— Nous nous arrêtons ? fit-elle, surprise, en se détournant à demi.

— J'ai à faire à Sully, répondit l'homme. Descends...

Elle se leva pour monter sur le plat bord. A cet instant précis, elle reçut un coup violent sur la tête et s'effondra la tête la première, sans connaissance...

Lorsque Catherine reprit conscience, le jour en était à ses derniers feux.

L'ombre montait de l'est tandis que, vers l'occident, il ne restait qu'une faible lueur pâle sur laquelle, de l'autre côté de la Loire, se détachaient les tours pointues de Sully. Elle se redressa sur un bras, vit qu'elle était étendue dans l'herbe, sur la berge et qu'elle était absolument seule. Il n'y avait plus de bateau en vue, plus de batelier, rien qu'un vol de courlis qui partit en flèche à quelques toises d'elle. Il lui fallut quelques instants pour réaliser parce que sa tête lui faisait affreusement mal. En y portant la main, elle toucha une grosse bosse très sensible. Le batelier l'avait assommée, sans doute pour la voler. Et, de fait, le peu qu'elle possédait encore avait disparu : les deux dernières pièces d'argent, la dague et enfin le grand manteau qui l'avait si bien protégée des nuits froides et de la pluie. Un profond découragement l'abattit un moment. C'était à croire que tout se liguait pour l'empêcher de rejoindre Arnaud. Les obstacles s'accumulaient sur sa route comme pour lui interdire le passage. Mais ce ne fut qu'une brève défaillance. Aristocrate d'occasion et d'éducation, Catherine avait l'indomptable vitalité d'une gamine de Paris habituée à se colleter, front contre front, avec les pires difficultés. Elle fit un effort pour se lever ; s'accrocha aux branches basses d'un saule pour garder son équilibre. Quand la terre s'arrêta de tourner autour d'elle, elle prit une profonde respiration, remonta sur son cou le bord de son surcot de laine troué et quitta la berge pour rejoindre le chemin qui suivait le fleuve. Elle savait qu'il n'y avait plus qu'à se laisser guider par le cours et aussi, que la grande abbaye de Saint-Benoît n'était plus qu'à deux lieues. Là, on lui donnerait asile et réconfort. Sa journée en bateau et la bonne nuit précédente lui avaient rendu des forces et, n'eût été la douleur de sa tête, elle se fût trouvée presque bien. Elle hâta si bien le pas qu'une heure plus tard, elle voyait se dresser devant elle les vastes bâtiments du monastère et leur majestueuse entrée : une énorme tour- porche romane, carrée, puissante et belle comme une forteresse, grave et jaillissante comme une prière. Un peu de lumière brillait entre les massifs piliers, faisant vivre les personnages et les fleurs des admirables chapiteaux. Catherine vit que nombre de pèlerins dormaient là, les uns à côté des autres, tassés pour mieux se tenir chaud. La voyant apparaître, une vieille femme lui fit signe de s'approcher et se poussa-pour lui faire place :

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