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Si la nourriture était détestable, le vin, lui, était bon. Catherine en but peut-être un peu plus que de raison et ne tarda pas à se sentir la tête lourde.

La nuit était profonde maintenant, au-dehors, et il n'y avait rien d'autre à faire que dormir. Elle alla se jeter sur son lit tout habillée, ramena sur elle la couverture effrangée, la courtepointe trouée et ne tarda pas à s'endormir.

Le visage de Sara penché sur elle fut la première chose qui frappa Catherine quand elle ouvrit les yeux, le lendemain matin. Il faisait grand jour et un léger rayon de soleil, pénétrant dans la chambre, dessinait en noir, sur le sol poussiéreux, la colonnette de la fenêtre. Spontanément, la jeune femme se jeta au cou de la tzingara.

— Sara !... Enfin, c'est toi ! Je me suis tellement tourmentée ! Comment vas-tu ?

Sara eut un mince sourire et haussa les épaules. Son visage brun était tiré.

De grands cernes bistre marquaient ses yeux mais elle ne paraissait pas avoir autrement souffert. Ses cheveux noirs pendaient sur son dos, dénoués, en une masse épaisse qui la rajeunissait et elle portait une antique robe de brocart jaune aux manches si amples qu'elles traînaient à terre mais largement décolletée.

— Je vais bien ! dit-elle. Si tu veux savoir comment s'est comporté Fortépice, je te dirai qu'il s'est comporté comme n'importe quel homme, ni plus, ni moins. Au fond, son surnom me paraît un peu usurpé...

Sara, malgré son visage soucieux, semblait presque gaie et Catherine en vint à se demander si elle n'avait pas trouvé quelque plaisir à l'aventure.

Mais elle se reprocha bien vite cette pensée peu charitable. D'ailleurs, Sara demandait :

— Que comptes-tu faire, maintenant ?

Catherine la considéra avec une immense surprise.

Quelle drôle de question !

— Ce que je compte faire ? Ma foi, je n'en sais encore rien. Mais si tu me demandes ce que j'ai envie de faire, je te dirai tout de suite que je n'ai qu'un désir, c'est de sortir d'ici au plus vite...

— Est-ce que tu ne crois pas que le mieux serait d'attendre tranquillement l'arrivée de ta rançon ? Dès hier soir, Fortépice a envoyé l'un de ses hommes en Flandres après avoir obligé frère Étienne à écrire sa lettre.

Je commence à comprendre pourquoi il avait besoin d'un chapelain. Ce n'est pas tellement pour dire la messe ou pour réciter des patenôtres sur le corps de ses défunts compagnons, mais bien parce que, dans toute cette jolie bande, personne ne sait écrire.

Catherine bondit tandis qu'une expression d'incrédulité s'étendait sur son visage.

Est-ce que tu songes à ce que tu dis ? Attendre ici ma rançon ? Crois-tu donc que j'aie entrepris ce voyage insensé pour attendre au fond d'une tour croulante que Philippe m'arrache des mains d'un brigand impécunieux à coups de sacs d'or ? Dans ce cas, j'avais bien meilleur temps de repartir tout de suite pour Bruges ! Or, c'est justement cela que je ne veux pas. Je crains l'or de Philippe autant que les bandits de Fortépice, davantage peut-être car il représente la prison dont je ne pourrai jamais m'évader...

Elle avait saisi Sara aux épaules et, les dents serrées d'exaspération, la secouait sans ménagements.

— Je me moque de Philippe, tu entends ? C'est Arnaud que je veux rejoindre. Arnaud ! C'est clair ?...

— Tu es folle, Catherine ! Cet homme te hait ! Il n'a jamais fait que te mépriser, toujours il t'a fait souffrir.

— Mais je l'aime, comprends-tu ? C'est ça qui compte... ça seulement !

J'aime mieux mourir sous les murs d'Orléans plutôt que régner à Bruges pourvu qu'en rendant le dernier souffle, ma main touche celle d'Arnaud !

Quand donc comprendras- tu qu'il y a des années que je l'aime, que je n'ai jamais aimé que lui. Je veux sortir d'ici, et le plus tôt sera le mieux...

D'un geste sec, Sara se dégagea des mains de Catherine.

— Tu me fais mal ! reprocha-t-elle. Je crois, en vérité, que tu perds vraiment la tête.

— Et moi, riposta Catherine hors d'elle, je crois que tu es devenue bien sensible. Ce sont les caresses de Fortépice qui t'ont changée ainsi, en une nuit ? C'est bien toi, Sara, qui me conseille d'attendre ici, patiemment, comme une chèvre à l'attache, que le maître vienne me racheter ? Tu as changé, tu sais ? Mais je suppose que tu tiens à ce que Fortépice gagne son argent.

Catherine, folle de colère, ne se possédait plus. Sara recula comme si elle l'avait giflée.

— Comme tu me parles ? fit-elle douloureusement. Sommes-nous donc devenues ennemies, en une seule nuit ?

Raidie dans sa rancune, la jeune femme détourna la tête, alla vers la fenêtre.

— Je ne suis pas ton ennemie, Sara. C'est toi qui as cessé de me comprendre. Et cela, moi, je ne le comprends pas. Il n'y a plus qu'un but dans ma vie : Arnaud ! Si je ne puis l'atteindre, je n'aurai plus rien à faire sur terre.

Sara baissa la tête et, lentement, se dirigea vers la porte sur laquelle elle posa sa main brune. L'absurde et chatoyante robe qu'elle portait centralisait maintenant le soleil. Catherine vit qu'une larme brillait sur sa joue.

— Je ne t'en veux pas, dit-elle sourdement, parce que tu souffres encore.

Cette nuit, j'essayerai de te faire quitter ce château. Jusque-là, tiens-toi tranquille...

Elle sortit et Catherine demeura seule, un peu honteuse d'elle-même. Mais ce ne fut qu'une impression passagère. Même ce que pouvait penser Sara n'avait plus aucune importance. Son être entier était tendu vers un seul et unique pôle magnétique : l'homme, au regard dur mais dont la voix savait se faire si tendre et qu'elle n'avait jamais pu oublier. Elle ne vivait plus que dans l'attente de la minute, précieuse entre toutes, où elle le reverrait, lui...

Toute la matinée se passa pour elle à rêver, appuyée à la fenêtre, et à regarder scintiller dans le soleil le ruban argenté de l'Yonne. Elle était si bien parvenue à oublier sa condition de prisonnière et le décor misérable qui l'entourait qu'elle sursauta quand Tranchemer lui apporta son repas de midi : quelques tranches de chèvre rôtie qui sentaient fortement le bouc mais qui lui parurent délicieuses. Apparemment, les chèvres du sire de Courson avaient eu un sort tragique dans la nuit !

L'après-midi fut mortelle. La souffrance en moins, elle rappelait à Catherine les jours terribles du château du Mâlain, quand chaque minute qui passait pouvait apporter un nouveau danger. Cette fois, c'était l'espoir, plus que la crainte, que cultivait Catherine mais le passage du temps était presque aussi cruel. Sara avait dit que, le soir même, Catherine quitterait Coulanges. Mais comment ? Le déclin du jour fut accueilli par elle avec une sorte de joie. Il fallait seulement encore un peu de patience pour savoir...

Après le souper, toujours apporté par Tranchemer qui fit de méritoires mais vains efforts pour lier conversation, les heures se traînèrent, lamentables. Les bruits du château s'éteignirent, un à un, sans que Sara reparût. Seul demeura bientôt le pas lourd, cadencé et métallique, des guetteurs sur le chemin de ronde. La nuit était en son milieu et Catherine, découragée et lasse d'attendre, allait s'endormir, quand la porte s'ouvrit silencieusement et Sara apparut. Elle était vêtue exactement comme le matin mais portait dans ses bras un énorme paquet de cordes. Catherine bondit de son lit.

— Je ne t'attendais plus...

— Décidément, tu n'as vraiment plus confiance en moi ! J'ai dû attendre que Fortépice s'endorme, saoul de vin... et d'autre chose. Mais faisons vite. Il n'y a pas de temps à perdre et, si tu veux vraiment partir, voilà le seul moyen.

Tout en parlant, elle déroulait les premiers anneaux de la corde, en attachait solidement l'une des extrémités à la colonnette de la fenêtre. Le cordage fila vers le vide comme un serpent qui fuit et disparut bientôt dans les ténèbres de l'extérieur. Sara revint à Catherine qui l'avait regardée faire, interdite, et posa ses deux mains sur ses épaules.

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