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— Alors, messire-ambassadeur, s'écria-t-il, je me suis laissé dire que vous alliez encore courir les routes et nous quitter ? Je vous envie, par ma foi, de vous en aller vers les pays du soleil tandis que nous allons, nous autres pauvres Septentrionaux, nous enfoncer dans les froidures de l'hiver.

— Comment, Van Eyck ? Vous nous quittez ? s'écria Catherine avec surprise. Mais vous ne m'en avez rien dit !

Le peintre était subitement devenu très rouge et lançait au visiteur des coups d'œil pleins de reproches.

— J'allais le faire, fit-il d'un ton rogue, quand messire de Saint-Rémy est arrivé...

Le jeune conseiller était devenu presque aussi rouge que le peintre. Son regard inquiet allait de Catherine à Van Eyck puis revenait.

— Si je comprends bien, fit-il avec confusion, j'ai encore eu la langue trop longue et...

Catherine, sans cérémonie, lui coupa la parole. Elle se dirigea vers le peintre, traînant derrière elle l'immensité de sa robe violette, et se planta devant lui de manière à bien le regarder dans les yeux.

— Où allez-vous donc, Jean ? Vous en avez trop dit l'un et l'autre pour ne pas éveiller ma curiosité. Suis-je donc censée ignorer votre nouvelle mission

? Car c'est en mission que Monseigneur Philippe vous envoie, n'est-ce pas ?

Ce n'était pas, en effet, la première fois que Philippe de Bourgogne utilisait les talents diplomatiques de son peintre favori. La sensibilité d'artiste de Van Eyck le rendait tout à fait propre aux ambassades particulièrement délicates. Il haussa les épaules.

— Oui, il m'envoie comme légat. J'aurais préféré qu'il vous annonçât lui-même la nouvelle mais, après tout, vous le saurez bien un jour, tôt ou tard.

Le duc m'envoie au Portugal. Je dois y faire des ouvertures, auprès du roi Jean Ier, en vue d'un mariage éventuel entre l'infante Isabelle et...

Il s'interrompit, n'osant aller plus loin. Ce fut Catherine qui, doucement, acheva la phrase commencée :

— ... entre l'infante Isabelle et le duc de Bourgogne ! Voyons, mon ami, me croyez-vous assez sotte pour ne pas savoir qu'il lui faut se marier, une nouvelle fois, s'il veut enfin avoir un héritier ? Il y a longtemps que j'attends une nouvelle comme celle- là. Et je ne suis pas surprise. Pourquoi donc tant de précautions oratoires ?

— Je craignais que vous n'en eussiez de la peine. L'amour du prince pour vous est immense et je sais que ce mariage n'est qu'un mariage de raison.

L'infante a plus de trente ans, on la dit belle mais on dit cela de toutes les princesses et...

— Allons ! Allons ! coupa encore Catherine, cette fois en .riant. Voilà que vous plaidez encore. Ne vous mettez donc pas martel en tête de la sorte.

Je connais mieux que vous les sentiments de Monseigneur Philippe... et les miens propres. Et vous ne m'avez fait aucune peine. Parlons de choses sérieuses : avec cette mission, quand donc finirez-vous mon portrait ?

— Je ne partirai qu'à la fin du mois, j'ai encore tout le temps...

La nouvelle si étourdiment rapportée par Saint- Rémy la touchait plus qu'elle ne voulait bien l'admettre car son existence allait s'en trouver changée. Elle avait toujours su, depuis la mort de la seconde femme de Philippe, qu'un jour viendrait où il faudrait choisir une nouvelle duchesse.

La puissance du duc de Bourgogne ne faisait que croître, tout lui réussissait et ses états s'agrandissaient. Il avait, tout récemment, conclu à son avantage la guerre de Hollande, menée contre sa turbulente cousine, la belle Jacqueline de Luxembourg, une héroïne de roman d'aventure. Vaincue, la belle comtesse avait dû faire de Philippe son héritier. De plus, le comte de Namur, dont le duc devait, à sa mort, récupérer les terres, était fort malade.

À si grand état il fallait non seulement une souveraine, mais surtout une descendance. Les bâtards que Philippe avait eus de plusieurs maîtresses ne pouvaient espérer lui succéder.

Mais, si Catherine savait qu'un jour une autre femme s'assoirait sur le trône aux côtés de Philippe, elle n'en avait pas moins pris, d'avance, une sérieuse décision : celle de céder la place, de se retirer... Pendant trois ans, l'amour de Philippe avait fait d'elle une véritable reine sans couronne, la maîtresse et l'astre de la Cour. Son orgueil renâclait à se rabaisser au rôle, humiliant, de maîtresse même favorite.

Le temps était venu de prendre une décision. Mais laquelle ? Le mieux serait sans doute de retourner en Bourgogne. D'abord à Châteauvillain. Il y avait deux ans qu'elle n'avait vu son fils qu'Ermengarde élevait avec un soin dévotieux mais non sans énergie. L'enfant lui manquait, maintenant.

— À quoi songez-vous, Catherine ? demanda Saint-Rémy. Vous êtes bien loin de nous, il me semble. Voici Van Eyck qui voudrait prendre congé et vous ne l'entendez même pas.

Elle s'excusa d'un sourire :

— Pardonnez-moi ! A demain, Jean... Finissons- en avec ce tableau puisque aussi bien le temps vous presse-Le peintre ne répondit pas. Il hocha tristement la tête. La nuance nerveuse du ton de Catherine ne lui avait pas échappé. Il s'inclina très bas sur la main qu'elle lui tendait.

— Que je sois, moi, chargé de cette mission qui vous peine..., fit-il, moi qui donnerais ma vie pour vous éviter une larme ! Quelle ironie !

— Mais non. Partez sans crainte en Portugal. Faites un beau portrait de l'Infante et menez à bien votre mission. Je n'ai pas de peine, je vous l'affirme. Je quitterai la Cour sans regret car j'en suis lasse. A votre retour, vous saurez bien me retrouver. Nous serons toujours amis.

Il laissa tomber à regret la main fine qu'il avait gardée un instant entre les siennes, se retira sans un mot. Jean de Saint-Rémy qui n'avait pas bougé de son siège le regarda sortir avec un sourire.

— Si celui-là n'est pas follement épris de vous, je veux bien être pendu !

Mais il était fatal qu'un artiste comme lui fût sensible à votre beauté... Ne me regardez pas ainsi, mon amie. Je devine ce que vous pensez : ce Saint-Rémy porteur de mauvaises nouvelles aurait dû avoir la décence de se retirer avec Van Eyck. Non, ne protestez pas : c'est trop naturel ! Seulement, si j'ai commis l'incongruité de rester, c'est parce que j'ai quelque chose à vous dire... quelque chose qui ne souffre aucun retard.

— Est-ce que vous partez, vous aussi ?

— Bien sûr que non. Seulement j'ai appris à craindre vos brusques décisions. Et je devine que vous allez en prendre une maintenant et je ne tiens pas à courir à l'autre bout de la terre pour vous atteindre. Vous êtes la femme la plus fuyante, la plus imprévisible que je connaisse... la plus adorable aussi !

— Par grâce, Jean, fit Catherine d'un ton excédé. Je n'ai pas envie d'entendre le moindre madrigal aujourd'hui. Laissez, je vous prie, ma beauté, mon charme... Vous ne pouvez pas savoir combien je suis lasse d'entendre répéter toujours la même chose. Quand ce n'est pas Van Eyck, c'est vous, quand ce n'est pas vous, c'est Roussay, c'est Hughes de Lannoy, c'est Toulongeon... jusqu'à maître Nicolas Rolin qui a pris l'habitude de faire ici des visites prolongées qui m'ennuient à mourir.

— Sans doute pour se dédommager de l'existence austère qu'il mène auprès de sa pieuse épouse, Gui- gonne de Salins. Il n'a pas la vie drôle, notre chancelier. Mais ce n'est pas de lui que j'entends vous parler. C'est de moi...

— Un sujet passionnant ! persifla Catherine avec un éblouissant sourire.

Euh... passionnant est beaucoup dire ! Intéressant, je vous l'accorde. Alors voilà... Tout en parlant, Jean de Saint-Rémy s'était levé. Dépliant sa longue et mince personne, il s'était figé devant Catherine en une sorte de garde-à-vous... Voilà : je m'appelle Jean Lefebvre de Saint-Rémy. J'ai trente- deux ans, je suis riche, en bonne santé, bien pourvu de terre, très suffisamment noble... et je vous aime autant qu'il est possible à un Saint-Rémy d'aimer.

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