Très droit sur sa selle brodée, dominant d'une tête ses compagnons, il était vêtu à l'orientale, mais de soie noire brodée d'or qui tranchait sur les couleurs brillantes des autres, et il portait, négligemment rejeté en arrière, son grand burnous de fine laine blanche... Son beau visage aux traits durs, au profil impérieux s'était creusé, affiné et basané presque autant que ceux des Maures. Ses yeux noirs y brûlaient d'un feu sombre, mais, près des tempes, de légères griffures argentées marquaient ses épais cheveux noirs.
Clouée au sol, bouleversée jusqu'à l'âme, Catherine le dévorait des yeux tandis qu'il s'avançait au pas nerveux de sa jument, indifférent, lointain, ne prêtant guère d'attention qu'au grand faucon posé sur son poing et qu'il approchait parfois de son visage comme pour lui parler.
Sans voix, étranglée par l'émotion, Catherine était aussi immobile que si la foudre l'avait frappée. Elle savait bien qu'il vivait à quelques pas d'elle, mais de se trouver tout à coup en face de lui, de le revoir, si proche et tellement inaccessible à la fois !... Non, cela, elle n'y était pas préparée, elle ne s'y attendait pas.
Indifférents au drame qui se jouait à quelques pas d'eux, les cavaliers poursuivaient leur chemin. Ils allaient s'éloigner, disparaître à l'angle d'un palais de briques rouges dont les rares et minces fenêtres avaient d'épais moucharabiehs... Un élan jeta Catherine sur les pas de cette haute silhouette blanche et noire qui s'engageait dans l'étroite ruelle. Mais deux poignes solides s'abattirent sur ses bras et l'immobilisèrent tandis que l'eunuque, roulant de gros yeux affolés, venait de se placer devant elle, barrant le passage.
— Lâchez-moi ! gronda la jeune femme. Qu'est-ce qui vous prend
? Je ne suis pas prisonnière, je pense...
— Les ordres de Fatima sont formels, fit l'une des femmes d'un ton d'excuse. Nous devons t'empêcher à tout prix "de faire quoique ce soit qui puisse te mettre en danger. Tu voulais t'élancer sur la trace des princes... n'est-il pas vrai ?
— Est-il défendu de les voir de plus près ?
— Certes ! Les cimeterres de leurs guerriers frappent vite, d'autant plus qu'ils escortent aussi le prisonnier franc de la princesse. Ta tête aurait pu tomber avant même que tu t'en sois aperçue... et le bâton de Fatima n'aurait guère épargné nos épaules !
Apparemment, c'était cela surtout, plus que la voir mourir, que craignaient les serviteurs de l'Ethiopienne... mais, au fond, ils avaient raison. S'ils l'avaient laissée faire, à quelle imprudence se serait-elle livrée ? Aurait- elle pu empêcher sa voix d'appeler l'homme qu'elle aimait, ses mains d'arracher le voile qui cachait son visage, pour qu'il pût la reconnaître ? Le scandale public rapporté à Zobeïda, c'était la mort pour elle... pour lui aussi peut-être... Non... tout était bien ainsi !
Mais que cet instant avait été cruel !
Tremblant encore de l'émotion violente ressentie, Catherine tourna lentement les talons.
— Rentrons ! soupira-t-elle. Je n'ai plus envie de me promener dans les souks. Il fait déjà si chaud !
Pourtant, elle s'arrêta près du mur de la petite mosquée au dôme vert... Deux mendiants, l'un grand et maigre, debout, bras croisés sous ses loques, et l'autre, petit et contrefait, assis sur sa jambe unique, regardaient disparaître au loin le cortège éclatant des chasseurs.
Quelques-unes de leurs paroles vinrent frapper la jeune femme.
— Le captif franc de la princesse s'ennuie dans les merveilles d'Aï Hamra. As-tu vu comme il est sombre ?
Quel homme ayant perdu le bien précieux de la liberté ne le serait ?
Ce roumi est un guerrier. Cela se voit à son allure... et à ses cicatrices.
Et la guerre est la plus enivrante des boissons. Il n'a plus que l'amour.
C'est peu...
Pour pouvoir écouter, Catherine faisait mine de chercher une petite pointe enfoncée dans son pied, mais, courbée et soutenue par les deux femmes dont l'une, agenouillée dans la poussière, examinait attentivement le pied, elle écoutait de toute son âme. La moindre parole concernant Arnaud était pour elle un bien précieux. La suite était encore bien plus importante car le grand mendiant nonchalant continuait :
— Aussi l'on dit que Zobeïda songe à lui faire passer la mer bleue.
Les terres immenses du vieux Maghreb seront plus douces aux sabots de son coursier et, là-bas, les tribus rebelles sont nombreuses. Le sultan acceptera sans doute d'employer un homme de guerre même infidèle, un cavalier aussi consommé... il ne serait pas le premier à se convertir à la vraie foi !
— Notre calife accepterait de laisser partir sa sœur ?
— Qui donc a jamais pu s'opposer à la volonté de Zobeïda ? As-tu vu qui s'est constitué le gardien de son précieux otage ? Le vizir Aben-Ahmed Banu Saradj en personne... Elle partira quand elle voudra et le sultan mérinide lui fera grand accueil.
Mais un groupe de femmes richement vêtues approchait et les deux mendiants abandonnèrent leurs propos pour se lancer dans une imploration geignarde, destinée à leur attirer des aumônes. Catherine, d'ailleurs, en avait assez entendu. Rechaussant vivement sa babouche abandonnée, elle empoigna son grand voile à deux mains et, avant que ses gardiennes, encore accroupies, aient eu, cette fois, le temps de la retenir, elle s'était mise à courir à toutes jambes vers la maison de Fatima.
Les potins des deux mendiants l'avaient jetée dans la plus folle panique. Pour que ces hommes des rues parlassent d'Arnaud avec cet intérêt, pour que la ville retentît de son nom à chaque carrefour, il fallait que le captif franc souleva de bien profondes vagues de curiosité et d'intérêt. Il fallait que Zobeïda en eût fait vraiment un personnage d'exception, presque de légende... et ce personnage-là devait être gardé de près. Si cette maudite princesse emmenait Arnaud en Afrique, il faudrait encore le poursuivre, reprendre la route, courir de nouveaux risques, cette fois à peu près insurmontables puisque, dans les villes mystérieuses de ce pays qu'on appelait Maghreb, elle n'aurait plus la maison d'Abou- al-Khayr, ni l'aide du petit médecin. A tout prix, il fallait empêcher cela, reprendre Arnaud avant, fuir avec lui enfin...
Un instant, elle eut la tentation de courir droit chez le petit médecin, mais, à cette heure-là, elle le savait, il était chez ses malades. Et les gardiennes du hammam auraient tôt fait de la rattraper avant la maison de son ami. Elle s'engouffra donc dans la demeure de Fatima et, toujours courant, se précipita dans le patio intérieur, planté de citronniers, de grenadiers et de vigne. Mais, au seuil de la colonnade qui entourait le jardin clos, elle s'arrêta, contrariée : Fatima était bien là, mais elle n'était pas seule. Drapée dans une invraisemblable robe rayée de toutes les couleurs de l'arc-en-ciel, un voile roulé en turban masculin autour de sa tête crépue, la grosse Ethiopienne se promenait dans les petites allées enlacées autour de la vasque rose du centre.
Auprès d'elle, Catherine reconnut la vieille de l'autre jour bien que, cette fois, le brocart qui l'empaquetait fût d'un mauve crépusculaire brodé de larges fleurs vertes.
Apercevant Catherine, à la fois haletante de sa course et hésitante au bord du jardin, Fatima comprit qu'il se passait quelque chose et, abandonnant, avec un mot d'excuse, sa visiteuse, elle rejoignit hâtivement la jeune femme.
— Qu'y a-t-il ? Que t'est-il arrivé ? Où sont tes gardiennes ?
— Elles me suivent. Je suis venue te dire adieu, Fatima, adieu et merci. Je dois rentrer chez mon... maître !
— Il n'est pas venu te réclamer, que je sache. L'as-tu donc rencontré ? fit la négresse d'un ton chargé de doute.
— Non. Mais il faut que je rejoigne sa maison au plus vite...
— Te voilà bien pressée ? D'autant plus qu'Abou le médecin n'est pas chez lui. Il a été appelé à l'Alcazar Genil. La sultane s'est blessée en prenant son bain.