Tandis qu'il trottinait à travers la cour envahie par les herbes folles, Catherine, lentement, se laissa glisser de son siège.
Lorsque, une heure plus tard, Catherine et Josse quittèrent l'Hospital del Rey, leur moral, malgré le succès de la fuite, était au plus bas. La mort de Gerbert pesait encore lourdement sur l'âme de la jeune femme. Elle se la reprochait, comme si cette mort lui eût été imputable. De plus, l'état de Gauthier l'inquiétait mortellement...
Tout à l'heure, quand, après un rapide conciliabule à voix basse entre Hans et le Père Abbé, la longue forme enveloppée de toile rude avait été descendue du chariot, un fait étrange et terrifiant s'était produit. Le Normand s'était éveillé de la torpeur provoquée par la graine de pavot quand on l'avait étendu sur un banc. Mais il n'avait rouvert les yeux, d'ailleurs révulsés, que pour tomber dans une étrange crise. Son corps s'était raidi et ses mâchoires s'étaient crispées au point que les dents avaient grincé. Puis, brusquement, le géant avait roulé du banc et s'était tordu sur le sol avec des mouvements violents de la tête et de tout le corps. Enfin il était tombé dans une profonde torpeur tandis qu'une écume blanche moussait à ses lèvres. Épouvantée, Catherine avait reculé jusqu'à la muraille et s'y collait comme si elle avait espéré s'y intégrer. Hans et Josse n'avaient pas bougé : sourcils froncés, ils regardaient, mais l'abbé s'était signé précipitamment plusieurs fois avant de s'enfuir en courant. Son absence n'avait pas duré. Il était revenu presque aussitôt, armé d'un plein seau d'eau bénite qu'il avait projetée sur le blessé. Dans son sillage trottait un moinillon armé d'un énorme encensoir qui répandait une épaisse fumée suffocante.
Hans n'avait pas eu le temps de prévoir le geste de l'abbé et d'éviter la douche froide au malheureux Gauthier. Mais il s'était tout de suite employé à calmer la colère du saint homme dont la mimique furieuse ne laissait aucun doute : il entendait que l'inconnu possédé du démon fût emporté aussitôt hors de son hospice consacré. Hans avait jeté à Catherine un regard consterné.
— Il faut que vous partiez maintenant. On va vous donner une carriole pour l'emporter. L'abbé croit qu'il est possédé du démon... et je ne peux plus grand-chose pour vous !
— Est-il vraiment... possédé ? demanda Catherine avec angoisse.
Ce fut Josse qui, de la façon la plus inattendue, se chargea de la renseigner.
— Les anciens Romains appelaient ce mal, le mal sacré. Ils prétendaient qu'un Dieu habitait l'homme en convulsions. Mais j'ai connu jadis un médecin maure qui affirmait qu'il s'agissait seulement d'une maladie dont le siège est dans la tête.
— Vous avez connu un médecin maure ? s'étonna Hans. Où donc ?
Le mince visage brun de Josse rougit brusquement.
— Oh ! fit-il avec insouciance, j'ai beaucoup voyagé !...
Il ne tenait pas à s'étendre et Catherine savait pourquoi. Dans un moment d'expansion, Josse lui avait confié que sa mauvaise chance l'avait fait ramer deux ans sur une galère barbaresque, d'où sa science inattendue.
— Un médecin maure ? fit Hans songeur.
Tout en réemballant Gauthier, maintenant à peu près calme, dans sa toile et en le transportant à la carriole qu'un frère lui amenait dans la cour, il raconta à ses deux nouveaux amis ce qu'il avait entendu dire à Burgos concernant l'étrange archevêque de Séville, Alonso de Fonseca. Fastueux, avide, collectionneur passionné de pierres précieuses et féru d'alchimie, l'archevêque entretenait, dans son château fort de Coca, une cour bizarre où astrologues et alchimistes étaient infiniment plus nombreux que les religieux. La grande merveille de cette cour, à ce que l'on en disait, était un médecin maure du plus grand savoir et de la plus inquiétante habileté.
— Quand les familiers du connétable Alvaro de Luna ne sont point trop rapprochés, les gens de Burgos chuchotent volontiers que ce médecin fait des miracles. Pourquoi n'iriez-vous pas le voir ? Si vous vous dirigez vers Tolède, vous rendre à Coca ne vous allongera guère le chemin.
— Quelle raison aurait le seigneur archevêque de nous accueillir ?
fit Catherine sceptique.
— Trois raisons : son hospitalité, qui est proverbiale ; l'intérêt qu'il prend à toutes les choses étranges qui se déroulent sous son toit ; enfin... ne vous ai-je pas dit qu'il était passionné de pierres précieuses
?
Cette fois, Catherine avait compris. S'il n'y avait pas d'autre moyen d'obtenir les soins du mage de Coca, l'émeraude de la reine Yolande lui ouvrirait certainement les portes de la forteresse.
Son parti avait été pris aussitôt. Pour sauver Gauthier, elle était prête à bien d'autres sacrifices qu'un léger allongement de sa route et la perte d'un bijou, même précieux à son cœur. Elle avait remercié Hans de son aide désintéressée avec une chaleur qui avait amené une profonde rougeur au front de l'Allemand. Quand ses lèvres, spontanément, s'étaient posées sur la joue mal rasée de Hans, elle avait vu ses yeux clairs s'emplir de larmes.
— Peut-être qu'on se reverra un jour, dame Catherine ?
— Quand vous aurez terminé votre œuvre ici et si je revois Montsalvy, vous viendrez chez nous faire des merveilles.
— C'est juré !
Un dernier serrement de mains entre les deux hommes, un dernier signe d'adieu et le chariot avait commencé à cahoter sur le chemin du sud. À l'arrière, Gauthier était confortablement installé dans la paille.
Josse avait pris les rênes et pressait les deux chevaux. Peu habitués à être attelés, ceux-ci réclamaient de lui une attention de tous les instants et une poigne solide. Mais Catherine n'avait rien d'autre à faire qu'à regarder le paysage.
Malgré le soleil qui, maintenant, éclatait dans le ciel bleu, la région, aride, sauvage, sans arbres, était d'une pesante tristesse à laquelle s'ajoutait le son, de plus en plus lointain, du glas que les moines hospitaliers sonnaient pour le pèlerin mort.
L'esprit de Catherine s'attachait à ce Gerbert, étrange et criminel, muré dans son orgueil et sa souffrance comme dans une double armure d'airain. Elle avait compris quelle âme en détresse se cachait sous ces dehors impitoyables et un regret lui venait de n'avoir pas mieux cherché à le comprendre. Avec un peu d'amitié, elle eût peut-
être réussi à entrouvrir ce cœur fermé... Ils auraient pu être amis...
Pourtant, au fond d'elle-même, une voix chuchotait qu'elle essayait de se leurrer. Avec un homme tel que Gerbert deux sentiments seulement étaient possibles : l'amour ou la haine. Il avait choisi, pour elle, la haine par crainte de l'amour et, maintenant, la mort apaisante était venue calmer à jamais cette âme douloureuse. Peut- être, au lieu de s'affliger, valait-il mieux, après tout, remercier Dieu de sa clémence...
De Gerbert, la pensée de Catherine passa à Gauthier, mais elle préféra ne point s'y arrêter. Son état lui causait une peine si amère que cela pouvait affaiblir un courage dont elle avait plus que jamais besoin. Il ne fallait pas qu'elle se laissât aller à s'attendrir si elle voulait garder une chance de le sauver. C'était déjà bien beau de l'avoir retrouvé, arraché à une mort affreuse alors que, depuis si longtemps, elle l'avait cru perdu pour elle. Qui pouvait dire si le Maure de l'archevêque Fonseca ne lui rendrait pas la raison et s'ils n'entreraient pas d'une même allure triomphante, toutes leurs forces intactes, dans le royaume fabuleux du Maure pour en arracher Arnaud
?...
Arnaud, Catherine découvrait avec stupeur que, depuis plusieurs jours, captivée par le problème cruel que représentait Gauthier, elle n'avait presque pas pensé à son époux. Maintenant qu'elle avait le loisir de songer à lui, elle retrouvait sa colère intacte, plus brûlante peut- être encore depuis qu'elle avait retrouvé Gauthier. Tant de souffrances accumulées pour un époux volage qui ne s'en doutait même pas et qui très probablement, à cette heure où sa femme regardait défiler lentement autour d'elle les solitudes jaunes de la vieille Castille en traînant après elle un homme qui n'avait plus sa raison et un cœur débordant d'amertume, se laissait bercer par les caresses d'une Infidèle dans le cadre enchanteur et dissolvant d'un palais sarrasin. L'image ainsi évoquée produisit son habituel effet révulsif. Elle jeta au paysage environnant un regard chargé de ressentiment.