Lui aussi avait les traits tirés, le regard un peu halluciné. Il balbutia :
— Des pèlerins ! Des errants de Dieu qui demandaient seulement l'asile qui leur est dû !...
— Je vous ai dit que les gens d'ici étaient des sauvages ! lança Hans avec une soudaine violence. Et don Martin est le pire de tous. Je pensais qu'après l'affaire de la cage vous n'en douteriez pas, mais il fallait le sang pour vous convaincre ! Vivement que je termine mon œuvre ici. Je rentrerai avec joie dans mon pays, au bord du Rhin... Un grand fleuve, un vrai ! Majestueux, grandiose ! Rien de comparable avec cette sale petite rivière !
En silence, Catherine le laissa exhaler sa fureur. Les nerfs tendus du sculpteur en avaient besoin... Elle surveillait l'eau jaune, cherchant à retrouver le corps de Gerbert. Soudain, elle l'aperçut, longue forme noire dérivant au gré du flot boueux. Elle se dressa, tendit le bras.
— Tenez ! Le voilà ! Arrêtez !
— Il est mort ! fit Hans. Pourquoi s'arrêter ?
— Parce qu'il n'est peut-être pas tout à fait mort. Et même s'il l'est, il a droit à une sépulture chrétienne.
Hans haussa les épaules.
—; Même l'eau sale vaut autant que la terre de ce pays pourri !
Arrêtons-nous si vous y tenez.
Il rangea le chariot le long du chemin défoncé. Aussitôt, Catherine fut à terre. Josse sur les talons, elle dégringola vers l'Arlanzon, l'atteignit à une courbe serrée vers laquelle le corps se dirigeait. Sans hésiter, Josse entra dans l'eau, attrapa Gerbert, l'amena à la rive. Aidé de Catherine, il le sortit de l'eau, l'étendit sur les cailloux de la berge. Le Clermontois avait les yeux clos, les narines pincées, les lèvres blanches et serrées, mais il respirait encore faiblement. À la poitrine, il portait une plaie profonde mais qui ne saignait plus. Josse hocha la tête.
— Il n'en a plus pour longtemps ! Il n'y a rien à faire, dame Catherine. Il a perdu trop de sang !
Sans répondre, elle s'assit à terre, posa la tête de Gerbert sur ses genoux avec une douceur infinie. Hans l'avait rejointe et, sans un mot, lui tendait une sorte de gourde en peau de chèvre qu'il avait accrochée à sa ceinture avant de quitter sa maison. Il y avait du vin dedans.
Catherine en humecta les lèvres décolorées. Gerbert eut un frisson, ouvrit les yeux, les posa surpris sur la jeune femme.
— Catherine ! balbutia-t-il... Vous êtes... morte, vous aussi...
puisque je vous revois... J'ai tant pensé à vous !
— Non. Je vis et vous vivez aussi ! Ne parlez pas !
— Il le faut ! Vous avez raison... je le sens à ma souffrance, je vis encore, mais pour bien peu de temps ! Je... voudrais... un prêtre, pour ne pas... partir avec mon péché !
Il fit un effort pitoyable pour se redresser, s'agrippant au bras de Catherine. Doucement, Josse s'agenouilla derrière lui, le souleva avec précaution. Il regarda les trois visages penchés sur lui, soupira :
— Aucun de vous n'est prêtre, n'est-ce pas ?
Catherine fit signe que non, retenant avec peine ses larmes. Gerbert essaya de sourire.
Alors... c'est vous qui m'entendrez, Catherine... Vous trois ! Je vous ai chassée, condamnée à errer sans nous... parce que je croyais vous haïr... comme je haïssais toutes les femmes. Mais j'ai compris que, vous... ce n'était pas pareil ! Votre pensée... ne m'a plus quitté... et la route est devenue mon enfer !... A boire !... Encore un peu de vin !...
Il me donne la force... Catherine le fit boire, doucement. Il eut une faiblesse mais se reprit, rouvrit les yeux.
— Je vais mourir... et c'est bien ainsi ! Je n'étais pas digne...
d'approcher le tombeau de l'Apôtre parce que... j'ai tué ma femme, Catherine !... Je l'ai tuée par jalousie... parce qu'elle en aimait un autre
! J'aurais voulu tuer toutes les femmes...
Il se tut, se rejeta en arrière et Catherine, une fois encore, crut qu'il passait. Mais, après un instant, il souleva ses paupières que la mort plombait déjà. Sa voix s'affaiblissait, les mots s'embarrassaient. Les lèvres cherchaient l'air qui les fuyait.
— Pardonnez !... Il faut... pardonner ! J'ai eu mal !... Oh ! si mal
!... Alysia !... Je l'aimais ! Je pouvais aimer alors !...
Les derniers mots furent incompréhensibles. La faible étincelle de vie que le vin avait rallumée dans le corps exsangue s'éteignait rapidement. Gerbert devint plus pâle encore, ses traits parurent se ratatiner, se resserrer.
— C'est la fin ! murmura Josse.
C'était la fin, en effet. Les lèvres blêmes s'agitaient sans qu'aucun son n'en sortit. Catherine sentit le corps épuisé se raidir contre elle dans le dernier spasme de l'agonie. Puis la bouche parvint à prononcer un dernier mot.
— Dieu !...
Le mot n'était qu'un soupir et ce soupir était le dernier. Les yeux s'étaient fermés pour ne plus se rouvrir. Doucement, Catherine laissa glisser le corps en arrière, essuya ses yeux humides et regarda Hans. Il avait l'air changé en pierre.
— Où l'enterrer ?
— Les moines de l'Hospital del Rey s'en chargeront. Nous allons le mettre aussi dans le chariot.
Joignant leurs efforts, Josse et Hans emportèrent le cadavre trempé en l'enveloppant de leur mieux dans son manteau de pèlerin déchiré. On le déposa sur les pierres qui protégeaient Gauthier. Celui-ci, toujours roulé dans sa bâche et entouré de paille, n'avait pas bougé. Il dormait avec application, assommé par la dose de vin drogué que lui avait administrée Hans. Celui-ci fit claquer son fouet.
— La route n'est pas longue, heureusement, fit-il d'une voix enrouée qui traduisait à elle seule leur émotion à tous.
En effet, quelques instants seulement s'écoulèrent avant que surgissent les murs blancs et la tour carrée d'un puissant couvent cistercien dont deux portes seulement perçaient l'imposante enceinte.
— Las Huelgas ! marmonna Hans. Le plus noble couvent d'Espagne. Le roi Alphonse VIII et la reine Aliénor d'Angleterre l'ont fondé, voici bien longtemps, pour les filles de la haute noblesse et pour servir de sépulture à ceux de leur race. Mais, à ce que l'on dit, cette haute destinée se trouve aujourd'hui quelque peu oubliée.
En effet, à la grande surprise de Catherine, des flots de musique s'échappaient des pures fenêtres romanes du couvent. C'étaient des échos de violes, de luths et de harpes qui n'avaient rien de religieux.
Accompagnée par eux, une fraîche voix de femme chantait une chanson d'amour et, de temps en temps, des rires se faisaient entendre.
Le ciel, devenu d'un bleu chaud et l'éclat du soleil achevaient de donner à cet étrange couvent un grand air de gaieté.
— Qu'est-ce que cela veut dire ? fit Catherine ahurie.
— Que les nonnes de Las Huelgas sont choisies, actuellement, beaucoup plus pour leur beauté et leurs aptitudes à l'amour que pour leurs quartiers de noblesse ou leur piété, répliqua Hans sarcastique. Le roi Jean, qui est un artiste, qui aime fort la musique, et le connétable, qui aime fort les dames, y font de fréquents... et très agréables séjours.
Aussi n'est-ce point là que nous laisserons notre défunt et nos pierres, mais bien chez les vieux moines de l'Hospital del Rey qui, d'ailleurs, s'accommodent assez mal de ce voisinage parfumé.
Le vieil hospice s'élevait un peu plus loin et il était infiniment moins pimpant que le beau couvent. Ses pierres s'effritaient, menaçaient ruine en plus d'un endroit. Les pèlerins de Compostelle ne s'y arrêtaient plus guère, préférant celui de Santo-Lesmes en plein Burgos. Lentement, l'Hospital del Rey s'endormait dans l'oubli.
— Les réparations que je dois y faire sont plus qu'urgentes !
remarqua Hans. Mais nous y voici !
Il avait fait franchir à l'attelage la tour porche qui donnait accès à la cour intérieure et, déjà, le vieux frère portier s'avançait vers eux, un sourire de bienvenue sur sa face parcheminée.
— Maître Hans ! s'écria-t-il. En vérité, c'est le Seigneur qui vous envoie car le clocher de notre chapelle menace à chaque office de nous tomber sur la tête. Il était temps que vous veniez. Je vais prévenir le Vénérable Abbé.