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— Il faut bien s'arrêter quelque part ! Allons !

Silencieusement, les deux cavaliers reprirent leur chemin, descendirent la faible pente du coteau, atteignirent le pont au bout duquel s'ouvrait, entre deux tours rondes crénelées, la porte Santa Maria. C'était jour de marché. Aussi le pont était-il encombré ; paysans au teint de brique mangé de barbe noire, aux pommettes fortes, au front bas, vêtus de peaux de chèvre ou de mouton, femmes aux robes de laines rouges ou grises portant souvent, sur leurs têtes enveloppées d'un châle, des jarres de terre ou des paniers d'osier, mendiants dépenaillés, gamins aux pieds nus et aux yeux de flamme, mélangés à toute la cavalerie des chemins d'Espagne : ânes, mulets, chariots mal équarris, au milieu desquels se détachait parfois, contraint de marcher du même pas, le noble coursier de quelque hidalgo.

Catherine et son compagnon s'engagèrent bravement dans la cohue et mirent leurs chevaux au pas. Le va-et- vient pittoresque de cette foule braillarde et colorée n'arracha même pas un regard à Catherine, pas plus que les femmes agenouillées au bord du fleuve, qui lavaient, à grands cris et grandes éclaboussures, la laine des moutons du haut plateau dans l'eau jaune de l'Arlanzon... Depuis sa fuite, en pleine nuit, du Moustier de Roncevaux, la jeune femme n'avait paru s'intéresser à la route suivie qu'en fonction du nombre de lieues qui la séparaient encore de Grenade. Elle eût souhaité que son cheval eût des ailes, qu'il fût, ainsi qu'elle-même, bâti d'acier pour ne jamais être obligé de s'arrêter. Mais il lui fallait compter avec les jambes de sa monture, avec la lassitude de son corps de femme, bien que chaque heure écoulée fût pour elle une étape de calvaire.

La jalousie éveillée en elle par le récit de Fortunat, par la trahison d'Arnaud, ne lui laissait ni trêve ni repos. Sous sa brûlure Catherine passait par des alternatives de fureur et de désespoir qui doublaient la fatigue de la route et l'exténuaient. La nuit même, durant les quelques heures qu'elle était bien obligée de consacrer au repos, il lui arrivait de s'éveiller en sursaut, trempée de sueur, croyant entendre l'écho des mots d'amour échangés loin d'elle. Elle se levait alors, cherchait l'air pur et marchait jusqu'à ce que la violence de son sang se fût apaisée.

Au matin, les yeux secs et la bouche serrée, elle repartait droit devant elle, sans jamais se retourner...

Pas une seule fois elle ne s'était inquiétée de ceux qu'elle avait laissés derrière elle, ou d'une éventuelle poursuite. Que lui importaient Jean Van Eyck, le duc Philippe de Bourgogne ou même cette maladroite et brave Ermengarde de Châteauvillain ? Son univers se limitait désormais aux sept lettres qui formaient le nom de Grenade et Josse Rallard, l'étrange écuyer qu'elle s'était donné, calquait son attitude sur celle de sa maîtresse. Il lui avait promis de la mener au royaume des sultans maures, il tenait parole sans chercher à briser la carapace de silence dont Catherine s'entourait.

Franchie la porte Santa Maria, les deux voyageurs se trouvèrent sur une place pavée de gros galets ronds et bordée, sur trois côtés, de maisons à arcades, le quatrième étant occupé par la cathédrale ellemême... Là aussi il y avait du monde, surtout autour des éventaires des paysans qui, assis à même le sol, vendaient les quelques produits de leurs terres. Une théorie de moines, chantant à pleine voix un cantique, pénétrait dans la cathédrale à la suite d'une bannière et, de-ci de-là, par groupes de deux ou trois, des soldats ou des alguazils erraient dans la foule.

— Il y a, plus loin, un hospice de pèlerins dédié à Santo Lesmes, fit Josse en se tournant vers Catherine. Voulez-vous y aller ?

— Je n'appartiens plus au pèlerinage, répondit Catherine sèchement. Et je vois là une auberge... Allons-y.

En effet, à quelques pas des voyageurs, l'auberge des Trois Rois, directement adossée à la muraille de la ville, ouvrait sa porte basse sous une arcade de bois noir. Catherine mit pied à terre et se dirigea résolument vers elle, aussitôt suivie par Josse qui avait réuni dans sa main les brides des deux chevaux.

Ils allaient pénétrer dans l'auberge quand, tout à coup, la foule, jusque-là bruyante mais relativement paisible,

devint houleuse et reflua d'un même mouvement vers la porte de la ville en poussant d'affreux hurlements. Ce fut une explosion si violente et si sauvage à la fois qu'elle perça le brouillard d'indifférence dont s'enveloppait Catherine.

— Que font-ils donc ? demanda-t-elle.

— Je ne sais pas ! J'ai cru comprendre qu'ils allaient au-devant de quelque chose, quelque chose qu'ils attendaient... Peut-être le Roi qui regagne son château...

— Si ce n'est que cela... soupira Catherine, que les fastes, même royaux, intéressaient moins encore que tout le reste.

Pourtant, elle ne pénétra pas dans l'auberge. Mieux, elle revint lentement vers la porte Santa Maria d'où venait de surgir un étrange cortège devant lequel la foule maintenant refluait.

Cahotant sur les pavés inégaux, un grossier chariot paysan s'avançait péniblement au milieu d'un groupe de cavaliers, lance au poing. Sur ce chariot, il y avait une cage faite de grosses lattes de bois armées de solides pentures de fer. Et, dans cette cage, il y avait un homme enchaîné.

On ne voyait de lui qu'une masse à peu près informe. L'exiguïté de la cage ne lui permettait pas de se tenir debout. Il était assis, la tête cachée dans ses bras posés sur ses genoux, sans doute pour donner moins de prise aux projectiles de toutes sortes que lui lançait la populace avec des cris de mort. Trognons de chou, crottin de cheval et surtout pierres pleuvaient sans arrêt sur la cage, mais la masse humaine, car l'homme devait être d'une belle taille, ne bronchait pas.

11 avait l'air fait de terre rouge, tant il était sale et l'on ne pouvait distinguer ni la couleur réelle de ses cheveux, ni celle de sa peau. Des haillons gris de crasse le couvraient, mais, sur sa tête, on pouvait voir la tache sinistre d'une blessure encore fraîche.

La foule hurlait de plus en plus fort et les gardes durent faire usage de leurs lances pour la repousser car, sans cela, elle eût pris la cage d'assaut. Fascinée, Catherine regardait cette scène de violence sans parvenir à en détacher son regard. La pitié se levait en elle pour ce malheureux en si piteux état sur lequel s'acharnait la plèbe.

— Mon Dieu ! murmura-t-elle, pensant tout haut, qu'a donc fait ce malheureux ?

— Ne perdez pas votre pitié, mon jeune seigneur, remarqua, près d'elle, une voix lente pourvue d'un fort accent tudesque. Il s'agit seulement de l'un de ces maudits brigands qui infestent les monts d'Oca, à l'est de cette ville... Ce sont des loups sanguinaires qui volent, pillent, brûlent et font mourir dans d'affreux supplices leurs prisonniers quand ils ne peuvent payer.

Surprise, Catherine se tourna vers celui qui venait de parler. C'était un homme d'une quarantaine d'années, dont le visage ouvert et énergique à la fois s'ornait d'une soyeuse barbe blonde et d'une paire d'yeux d'un bleu candide. Mais la stature était vigoureuse, élevée.

L'on devinait des muscles solides sous la tunique de grosse laine brune, couverte de cette fine poussière blanche qui annonce les travailleurs de la pierre.

Le sourire franc qu'il lui offrait plut à Catherine.

— Comment se fait-il que vous parliez notre langue ? demanda-t-elle.

— Je la parle assez mal, excusez-moi, fit l'homme en riant, mais je la comprends fort bien. Je m'appelle Hans de Cologne et je suis le maître d'œuvre de la cathédrale, ajouta-t-il en désignant les échafaudages couronnant l'édifice.

— De Cologne ? s'étonna la jeune femme. Qu'est-ce qui vous a conduit si loin de votre pays ?

— L'archevêque Alonso de Carthagène que j'ai rencontré à Bâle durant le Concile, voici trois ans. Mais, vous-même, n'êtes pas d'ici...

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