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La pluie tomba toute la nuit et toute la journée du lendemain cependant qu'une vie régulière s'organisait pour les enfermés volontaires. Depuis que la sanie avait quitté son corps Arnaud gisait inerte, épuisé, incapable de faire seul le moindre mouvement. Délire et violence avaient disparu. Demeurait une curieuse prostration qui n'était plus le coma mais qui n'était pas encore la conscience, du moins pour autant que l'on en pouvait juger. Le malade avalait docilement tout ce qu'on lui ingurgitait mais n'ouvrait jamais les yeux si bien qu'il était impossible de distinguer les périodes de véritable sommeil ou de simple somnolence.

Tous les matins, Catherine lui faisait une toilette soigneuse, changeait son linge que Fatima lavait dans la cour. Elle le rasait même, en prenant bien soin d'appliquer un baume sur la balafre que le mal avait mise à vif. Elle trouvait à ces soins un plaisir douloureux qui faisait hausser furieusement les épaules de Sara derrière son dos mais qui, parfois aussi, lui tiraient des larmes qu'elle essuyait avec rage au coin de son tablier.

Du dehors, on ne savait rien. Chaque matin, Josse grimpait au châtelet pour demander aux moines ce dont ils avaient besoin en fait de nourriture fraîche, qu'on lui apportait d'ailleurs avec un grand luxe de précautions. Visiblement, les moines dont on pouvait suivre les phases de l'existence grâce aux tintements des cloches qui les rythmaient n'avaient aucune envie de prendre le moindre risque bien que le château, après une semaine de travail forcené, eût été presque assaini. Les corps de ceux qui avaient composé la triste garnison ramenée par Arnaud et ceux des malheureuses dont ils avaient fait leurs compagnes de débauche par force avaient été brûlés et ce qui n'avait pas été consumé à cause de la pluie avait été enterré. La salle des gardes avait été passée à la chaux et lavée à grande eau quand quatre ou cinq jours de pluie incessante eurent ramené l'abondance de ce côté. Manquant de chaux à la fin, Josse avait dû se contenter de fermer autant que possible les pièces et l'escalier pollués. On verrait plus tard.

Pour Catherine les jours se firent plus calmes, plus monotones aussi.

Avec Sara et Fatima, elle donnait des soins aux bêtes, poules, lapins, chevaux, qui occupaient les dépendances de la basse-cour, s'occupait de laver ou de repasser le linge, épluchait les légumes et surtout soignait Arnaud. Quand elle n'était pas occupée elle s'asseyait auprès de Sara sur un banc et à mi-voix toutes deux causaient. Sara ne cessait d'interroger la jeune femme sur tous ces mois qu'elle avait vécus loin de Montsalvy et Catherine s'efforçait de satisfaire cette subite et si étonnante curiosité sans toutefois tout révéler. Arnaud avait beau être inconscient il n'était pas possible à Catherine d'évoquer devant lui sa nuit d'amour avec Philippe de Bourgogne, cette nuit qui lui avait été si délicieuse et qu'à présent elle se reprochait comme un crime. Il fallait que cela demeurât un secret entre Dieu et elle. Même Sara ne devait pas savoir. Par contre, elle libéra son cœur de l'horrible souvenir du Moulin-Brûlé et y trouva un immense réconfort.

Sara, d'ailleurs, n'en parut même pas offusquée et s'étonna des remords qui avaient si longtemps tenaillé la jeune femme.

— Tu t'es considérée comme déchue, comme avilie et définitivement perdue de réputation parce que tu as été violée par une bande de soudards ? Ma pauvre enfant, si tu savais combien de femmes, de par le monde, ont subi une épreuve semblable, tu en serais surprise. J'en connais moi, et qui sont aussi grandes dames que toi...

Pour certaines même ce n'est pas un si mauvais souvenir d'ailleurs.

— Libre à elles. Pour moi cela restera le plus abominable moment de toute ma vie... Je ne sais pas si, un jour, je pourrai en venir à oublier...

Quand le neuvième jour de claustration se leva sur un grand ciel bleu et pur qui laissait présager une belle journée, Josse qui s'apprêtait, dans la fraîcheur du petit matin, à grimper comme d'habitude au châtelet pour appeler l'abbaye, eut la surprise en traversant la cour d'entendre un véritable vacarme dans la rue. C'étaient des coups retentissants assez semblables à ceux que fait un bélier en frappant la porte d'une ville. On entendait aussi des exclamations, des bruits de voix, des grincements d'essieux. C'était comme si une foule entière se pressait au-dehors...

Emporté par un espoir soudain, il escalada quatre à quatre les hautes marches de pierre, atteignit son archère habituelle, se pencha au-dehors... C'était ça ! C'était bien ça ! La rue était pleine de monde, pleine de gens qu'il reconnaissait, des hommes, des enfants, tout Montsalvy revenu et là, étendu sur un chariot, un moine en robe blanche qui semblait donner des ordres à une troupe d'hommes. Un à un, ils faisaient tomber puis emportaient les madriers qui barraient la porte... Josse le reconnut, ce moine, avec un transport de joie.

— L'abbé ! L'abbé Bernard !... Vive Dieu qui nous ramène Votre Révérence ! Alléluia !... Quel bonheur ! Quel merveilleux bonheur !...

— On l'a ramené ! cria la voix perçante de Gauthier surgissant de derrière le chariot dans le premier rayon du soleil qui se levait à l'horizon des hauts plateaux de l'Aubrac. Ça n'a pas été sans mal car il est encore bien faible ! Mais il a voulu venir avec nous, tout de suite...

Comment ça va, là-dedans ?

— Dame Catherine, Sara et moi sommes sains et saufs, ainsi qu'une des petites esclaves. Quant à messire Arnaud, il vit toujours mais il n'a pas encore repris connaissance... Dépêchez-vous ! Je vais prévenir dame Catherine et Sara ! Elles vont être si heureuses.

— Nous aussi ! hurla Gauberte qui, déjà en nage, aidait les hommes à libérer la porte. On a fini par avoir honte de les avoir laissés partir pour cet enfer tandis qu'on se cachait à Roquemaurel.

Alors on est revenus ! Et tant pis pour ce qui peut nous arriver !

Un enthousiasme égal à la panique de naguère soulevait tous ces braves gens qui refusaient à présent de considérer le danger toujours possible. Ils ne savaient qu'une chose : leur châtelaine avait plongé, sans peur, au cœur du mal, elle avait bravé le terrible fléau et depuis neuf jours elle vivait à l'endroit même où la peste avait éclaté. Et puis aucun autre cas ne s'était déclaré, ni à l'abbaye, ni autour de Montsalvy où étaient demeurés ceux dont les maisons étaient en pleins champs comme le bailli Saturnin Garrouste qui, maintenant encourageait en riant ceux qui voulaient libérer le château. Tous, à présent, brûlaient de se racheter à leurs propres yeux et à ceux de leur châtelaine...

Un instant plus tard Catherine et Sara accouraient pour voir se rouvrir, par la volonté d'un peuple fidèle et chaleureux, les portes condamnées par les moines. Serrées l'une contre l'autre, elles écoutaient le fracas des madriers qui tombaient un à un et les ahans rauques des hommes qui s'y attelaient pour les traîner le long de la rue et les ramener au monastère. Celui-ci d'ailleurs, peut-être pour se faire pardonner, lâchait la volée à toutes ses cloches dont le carillon joyeux emplissait l'air bleu.

Réunis dans la cour, les trois prisonniers volontaires attendaient les larmes aux yeux et la joie au cœur l'instant où le dernier madrier emporté, le lourd portail armé de fer allait s'ouvrir livrant passage à ceux qui revenaient de si touchante façon reformer, au mépris du danger, le cœur chaleureux de Montsalvy.

Enfin, les dernières planches clouées au-dehors cédèrent. L'huis s'ouvrit sous la poussée. Déjà, entraînée par Gauberte et Antoine Couderc, la première vague s'élançait, traînant après elle le chariot où reposait l'abbé quand, du fond de la cour, une voix autoritaire les cloua sur place.

— N'entrez pas ! Je vous interdis de franchir ce seuil !...

Au cri de stupeur de Catherine, de Sara et de Josse la foule fit écho puis se tut, comme devant un miracle et, en fait c'en était un à leurs yeux : appuyé d'un côté à la porte de la cuisine, de l'autre à l'épaule de Fatima qui pliait sous son poids encore considérable, Arnaud de Montsalvy venait d'apparaître. Sa haute silhouette osseuse drapée d'une longue chemise blanche, son visage creusé par la maladie et ses yeux sombres, profondément enfoncés sous les orbites bleuies, lui donnaient l'aspect d'un spectre. Tous crurent voir Lazare sortant du tombeau et un même élan jeta les gens de Montsalvy à genoux autour du chariot aux montants duquel l'abbé Bernard, presque aussi pâle que le revenant, se cramponnait pour mieux se redresser.

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