« — Alors ? Il paraît que la Catherine a trouvé refuge chez toi ?
« — Comment le sais-tu ?
« Il a haussé les épaules.
« — Les nouvelles vont vite dans nos campagnes. Il y a un mois que je le sais. Tu as même toute la famille, paraît-il, puisque cette sorcière de Sara s'est permis de t'amener les enfants qu'elle m'a enlevés.
« — Ils ne doivent pas te faire manque puisque tu n'as pas jugé bon de venir les réclamer ?...
« — Je viendrai, sois tranquille, mais plus tard, quand j'en aurai fini avec la garce que j'ai épousée.
« Là, je me suis mis à rigoler.
«— Quand t'en auras fini ? Mais faudrait d'abord que tu commences, mon gros ! Si t'entends par là venir la tirer de chez nous à notre nez à notre barbe, tu risques d'avoir des surprises. Ça vaut peut-être pas Montsalvy mais c'est encore solide Roquemaurel et ni moi, ni mes frères, ni mes hommes nous ne sommes des pourris !
«— T'inquiète pas, Renaud! Tu n'auras même pas à tirer l'épée ni moi non plus. Tu la laisseras partir bien gentiment avec sa sorcière à la peau noire qu'on enverra au bûcher quand l'official de Rodez viendra la réclamer comme épouse adultère...
« — Adultère ! Elle est forte celle-là ! On dirait que tu renverses les rôles, l'ami ! C'est pas Catherine qui vit publiquement avec une putain, c'est bien toi il me semble, sans parler de ta bande de coupe-jarrets qui terrifient le plateau et qui maraudent un peu partout !
« — Je sais ce que je dis : j'ai des preuves, des témoins...
« — Des témoins ? Je me doute de ce que ça peut être tes témoins et d'où tu les tires... Ils ne valent pas cher !
« — Ils vaudront en tout cas assez cher pour que l'évêque et l'official les croient. Et c'est le clergé, à ma demande, qui ira sortir la Catherine de chez toi pour l'enfermer à vie dans un couvent quand je l'aurai répudiée. On lui tondra ses beaux cheveux dorés, son meilleur piège...
«Alors là, dame Sara, mon sang n'a fait qu'un tour. J'ai tout oublié de l'amitié d'autrefois et même de la pitié que j'éprouvais à lui voir cette grande balafre rouge qui l'abîme d'un côté et j'ai hurlé si fort que j'en ai fait fuir les corneilles.
«— T'as la mémoire courte, Montsalvy, et tu me donnes envie de vomir ! Dire qu'on te considérait jadis comme la fleur des chevaliers de par ici ! Tu étais dur et froid comme la lame de ton épée mais tu étais aussi droit qu'elle. Son meilleur piège, hein ? Tu as bien oublié le glas des cloches de Carlat et l'homme qu'on emmenait en léproserie avec dans les mains une masse vivante de soleil... le meilleur piège de
« cette garce » qui t'adorait assez pour se massacrer pour toi et qui cent fois a failli périr à cause de toi...
— Qu'a-t-il dit, coupa Sara, qui avait pâli au souvenir que Roquemaurel venait d'évoquer tel qu'on le racontait encore dans les villages, depuis Aurillac jusqu'à Rodez.
— Rien. Mais il est devenu tout pâle et je l'ai vu un instant fermer les yeux. Alors j'en ai profité pour l'achever.
« — Écoute-moi bien, que je lui ai dit, la dame de Montsalvy...
Parce que c'est comme ça que tout le monde l'appelle par ici et continuera de l'appeler ! - elle restera chez nous autant qu'il plaira à Dieu mais tu pourras prévenir ton officiai que s'il ose venir perpétrer son déni de justice sur mes terres, il trouvera à qui parler. Vaudra mieux pour lui s'amener avec autre chose que des croix et des bannières parce que c'est pas tout à fait assez solide pour les parpaings, la poix fondue et l'huile bouillante, sans parler des flèches... qu'on ne lui ménagera pas !
« — Tu seras excommunié !
«— M'en fous ! Avec la vie qu'on mène depuis dix ans aux chanoines de Saint-Projet, Amaury et moi, y a beau temps que ça aurait dû m'arriver. Et ça ne m'empêchera pas d'aller droit chez le Seigneur le jour où il trouvera que j'ai suffisamment fait de bruit sur la terre parce que, lui, il doit être intelligent !
« Alors, Montsalvy a tout d'un coup fait volter son cheval et puis il est reparti par où il était venu. Il sera rentré chez lui en faisant un détour. Mais quand il a piqué des deux je l'ai bien entendu qui criait :
«— C'est ce qu'on verra !... Tu peux la prévenir de ce qui l'attend et après je reprendrai mes enfants !... » Voilà, Dame Sara, je vous ai tout dit. Je voulais vous en parler avant de raconter ça à cette pauvre petite...
— Surtout gardez-vous-en bien ! Elle souffre assez comme cela.
Mais dites-moi : croyez-vous qu'il puisse mettre sa menace à exécution, qu'à Rodez on puisse être assez stupide ?...
— Pour avaler n'importe quelle couleuvre débitée avec conviction par quelques imbéciles pompeux et bien nés ? J'en mettrais ma main au feu !
— À qui pensez-vous ?
— À des gens que je connais bien... les ribauds de Vieillevie par exemple ou ce grigou de Montarnal. Imaginez que l'Arnaud ait laissé entendre qu'une fois débarrassé de sa pauvre adorable femme, il épouserait volontiers une des filles du coin, la Marguerite de Vieillevie ou l'Hauvette de Montarnal ? Ils seraient prêts alors à jurer par la messe, ces truands, qu'ils ont vu, de leurs yeux vu, cette pauvre Catherine coucher avec la moitié de la Châtaigneraie !...
— Je vous crois ! dit Sara. Eh bien ! messire Renaud, je m'en tiens à ce que je vous ai demandé : pas un mot à Catherine de ce qui vient de se passer. Ça lui ferait trop de mal car j'ai bien peur qu'elle aime encore cet abominable personnage ! Et puis nous n'en sommes pas encore à jeter de l'huile bouillante sur l'évêque de Rodez.
Ce fut donc cette nuit-là que Sara, enfouie dans les entrailles de Roquemaurel à la lueur des torches, pétrit de ses mains habiles deux figurines de cire, l'une vêtue comme une femme, l'autre comme un homme, deux figurines de cire à travers lesquelles, les yeux durs et les lèvres murmurant des paroles étranges dans une langue aux secrets perdus, elle enfonça de longues aiguilles qu'elle avait fait auparavant rougir au feu. Des parfums âcres brûlaient en dégageant une fumée noire sur les braises d'un réchaud et l'ombre de Sara s'étirait sur la muraille salpêtrée comme le fantôme même de la haine...
Lorsqu'elle eut achevé son terrible ouvrage, elle enferma les figurines dans un coffret qu'elle enterra dans un coin du caveau, éteignit ses torches, reprit sa chandelle et remonta lentement vers la tour où elle avait son logis. Ses mains, toujours si sûres, tremblaient mais son visage, aussi gris et aussi dur que les vieilles murailles qu'elle longeait, était brillant des larmes qu'elle ne pouvait retenir car, pour sauver celle qu'elle aimait plus que sa vie, Sara la Noire venait de mettre en péril de damnation son âme immortelle...
Trois jours passèrent encore jusqu'à ce qu'un matin les portes de Montsalvy crachassent un flot désordonné d'hommes, de femmes, d'enfants poussant des bestiaux et tirant des charrettes où l'on avait empilé, à la hâte, ce que l'on avait de plus précieux... Le soleil brillait haut dans le ciel serein, impitoyablement serein. Pourtant toute cette foule portait la terreur inscrite sur son visage innombrable. Les cloches de l'église abbatiale sonnaient dans l'air immobile un glas sinistre qui s'en alla porter loin sur la campagne, jusqu'aux murailles des bourgades, jusqu'aux tours des châteaux, préludant le cri énorme qui volait devant la foule éperdue.
— La peste !... Il y a la peste à Montsalvy !
Écroulée dans les bras de Catherine, au bord du chemin, ses jupes traînant dans la poussière, Gauberte sanglotait sans parvenir à s'arrêter. La terreur, le poids du jour et les difficultés de la route avec un pareil chargement, avaient eu raison de son endurance et elle hoquetait avec de longs beuglements qui en d'autres circonstances eussent peut-être fait sourire tandis que les larmes traçaient des rigoles noires sur son visage verni de chaleur. Derrière elle, empilés dans deux chariots, pêle-mêle avec les rouleaux de toile neuve, les objets de cuisine et les outils de tisserand, ses dix enfants la regardaient pleurer sans agiter un doigt, cependant qu'étendu les bras en croix dans l'herbe roussie de l'autre côté du chemin, son époux le toilier Noël Cairou haletait, écrasé par l'effort fourni. Un peu plus loin sur le sentier on voyait d'autres charrettes : celle de Martin Cairou, le frère de Noël et son associé, celles de Joseph Delmas, le chaudronnier, et de sa femme Toinette, Antoine Couderc, le maréchal- ferrant et d'autres encore. Les gens de Montsalvy, ceux d'entre les murailles, se déversaient sur Roquemaurel à la recherche de celle qu'ils considéraient toujours comme leur protectrice naturelle : Catherine.