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Depuis qu'elle avait disparu de son univers enfantin, le petit garçon, en dépit de la tendresse que lui manifestaient toutes les femmes de son entourage, éprouvait une curieuse impression d'abandon. Il y avait un vide dans son « intérieur » comme il avait essayé de l'expliquer à Sara, un vide que le retour de son père n'avait pas comblé...
En revoyant Arnaud, d'ailleurs, il n'avait pas eu réellement conscience que ce fût là son père. Cet homme sombre qui l'avait serré contre sa poitrine avec une âpreté sauvage, cet homme dont il ne reconnaissait qu'un profil pouvait-il être le même que le joyeux compagnon de l'an passé qui se roulait avec lui dans les champs pleins de pâquerettes roses lorsque personne ne les voyait ?
Mais quand, tout à l'heure, Catherine était apparue au bras de Sara dans la cour du château où il jouait avec un tas de sable, son cœur avait bondi dans sa poitrine parce que, dans le grand ruissellement de soleil qui l'enveloppait, sa mère était bien telle qu'il l'avait toujours attendue. Et il n'avait pas compris du tout pourquoi elle s'était mise à pleurer en l'embrassant. On pleure seulement quand on a du chagrin, ou bien quand on s'est fait mal. Et encore ! Même dans ce cas-là, un vrai garçon se devait à lui-même de retenir ses larmes !... En tout cas, une chose était certaine : Michel était merveilleusement heureux ce soir et d'autant plus que maman avait promis, solennellement, qu'elle ne partirait plus jamais...
Pour Isabelle, ce retour constituait une sorte de problème. Elle n'avait qu'une dizaine de mois lors du départ de sa mère et ce n'était encore qu'un bébé. A présent, elle avait deux ans et elle avait du monde une perception bien personnelle. Souvent Sara, ne sachant comment s'y prendre pour créer entre l'enfant et sa mère absente les liens qui devaient exister, avait conduit Isabelle dans le petit oratoire devant l'Annonciation peinte par Jean Van Eyck et, lui désignant la petite Madone blonde, lui avait inlassablement répété « C'est Maman... Maman !... »
La petite était intelligente et plus qu'éveillée. Aussi quand Catherine s'était penchée sur elle pour l'enlever de terre, la ressemblance lui était apparue immédiate. Evidemment, elle n'avait pas bien compris, elle non plus, comment l'image de bois s'était tout à coup animée mais elle avait gazouillé :
— Maman !... Maman !...
Alors Catherine avait pleuré de plus belle, rejetant l'enfant à d'étranges conjectures car, du coup, elle ne reconnaissait plus du tout son image.
Pour le moment, assise sur les genoux de sa mère, elle suivait avec un intérêt passionné le va-et-vient des objets de coiffure dans les mains habiles de Sara qui, sourcils froncés, s'activait énergiquement, s'efforçant de rendre aux cheveux qu'elle avait lavés avec des herbes leur couleur d'or éclatant.
— Il était temps que tu reviennes ! marmotta-t-elle. Tu as des cheveux dans un état impossible...
— Ils n'ont pas été ma plus grande préoccupation, tu sais, sourit-elle en contemplant sa fille avec ravissement car c'était tout juste si elle la reconnaissait.
Elle avait quitté un bébé, elle retrouvait une petite fille, toute petite bien sûr, mais qui s'affirmait déjà comme un personnage et qu'elle trouvait la plus jolie chose du monde.
Pour le moment, Isabelle, sommairement vêtue d'une petite chemise courte qui ne cachait pas grand- chose de son petit corps dodu, jouait avec une mèche des cheveux de sa mère. Elle avait des doigts déjà fuselés et des pieds minuscules. Ses yeux très noirs variaient suivant son humeur, tantôt brillants de lumière, tantôt presque opaques. Mais à cette minute ils rayonnaient positivement dans son petit visage rond et doré qui sortait des fronces de sa chemise comme une fleur de son calice.
— Ils sont adorables tous les deux ! murmura Catherine en serrant l'enfant contre elle pour l'embrasser une mille ou deux millième fois.
— C'est une chose à ne pas dire devant eux ! Ils comprennent beaucoup trop de choses ! décréta Sara sévèrement. Allons, demoiselle, il est temps d'aller au lit ! Si vous continuez à tripoter comme cela les cheveux de votre mère, je n'en finirai jamais.
— Oh, déjà ? protesta Catherine, frustrée, tandis que Sara enlevait la petite fille et la rapportait près de son frère. Je les ai encore à peine vus...
J'espère bien que tu auras maintenant toute la vie pour les voir. Et il faut que je finisse de te pré parer. On va corner l'eau avant longtemps... Tu reviendras les embrasser tout à l'heure.
Et, pour être certaine que les enfants allaient dormir, elle entraîna Catherine et son matériel de coiffure dans la petite pièce voisine où d'ailleurs on avait dressé un lit pour elle.
— Là, fit-elle en la réinstallant sur un autre tabouret. Continuons.
D'ailleurs, nous serons plus tranquilles pour causer. Que comptes-tu faire à présent ?
Redescendue de son petit paradis enfantin et rendue à l'amère réalité, Catherine haussa les épaules.
— Honnêtement je n'en sais rien ! Tout cela a été si brutal, si soudain et surtout tellement inattendu ! Je crois qu'il faut que je réfléchisse, que j'essaie de voir clair mais je t'avoue que, pour l'instant, je m'en sens bien incapable. Je n'arrive pas à comprendre comment Arnaud a pu ramener cette fille, cette Azalais, à Montsalvy, chez nous...
— C'est ce qui te tracasse le plus on dirait ?... bien plus que le fait qu'il te refuse l'entrée de ta maison !
— Bien sûr ! Ça ne te tracasse pas, toi ? J'aimerais bien savoir ce que tu as pensé en le voyant arriver avec elle ?
— Qu'il était devenu complètement fou... ou qu'il s'était découvert
- Dieu sait où - une nouvelle raison de t'en vouloir, tout aussi boiteuse que les précédentes d'ailleurs. Je n'ai jamais voulu te le dire mais il m'est souvent venu à l'idée que ton beau chevalier n'était peut-être pas aussi intelligent que tu te l'imaginais. Il a plus d'orgueil et de préjugés que de bon sens...
— Peut-être, fit Catherine tristement, mais jusqu'à présent je croyais qu'il m'aimait autant que je l'aimais.
— Voilà pourquoi je dis qu'il n'est pas tellement intelligent. Je suis persuadée qu'il t'aime et même qu'en dehors de lui-même il n'a jamais aimé que toi... et ses enfants bien sûr. Mais il aimerait mieux se faire couper bras et jambes plutôt que l’admettre,
Jolie façon de le prouver : ramener une catin à son foyer ! J'aimerais bien savoir comment il l'a retrouvée, celle-là...
— Voilà une bonne question ! fit du seuil une voix joyeuse et fraîche. Une question à laquelle je vais pouvoir répondre je crois.
Et Marie Rallard, la jeune épouse de Josse, fit son entrée, portant sur ses bras étendus une légère robe de cendal1 rayé vert et blanc tout nouvellement repassée et qui paraissait fraîche comme une laitue.
Blonde, rose, pleine de vivacité et de gentillesse, l'ex-Marie Vermeil était plus jolie encore qu'au temps où elle était l'un des plus savoureux ornements du harem du sultan de Grenade2 mais enceinte jusqu'aux yeux et à bien peu de semaines de son terme, elle avait doublé de volume. Depuis qu'elle avait retrouvé Catherine elle avait repris tout naturellement son rôle de dame de parage chargée de la garde-robe de la châtelaine, garde-robe dont elle avait d'ailleurs trouvé le moyen de sauver les bijoux et quelques robes en fuyant Montsalvy.
— Tu n'aurais pas voulu que je laisse une putain mettre ses doigts sales sur tes affaires ? avait-elle déclaré à Catherine.
A présent, elle apportait l'une des robes en question, qu'elle s'était hâtée de repasser, et alla l'étendre sur le lit.
— Comment sais-tu cela ? demanda Catherine.
— Par Josse, bien sûr. Quand messire Arnaud est arrivé avec ces hommes de mauvaise mine, mon cher époux a reconnu l'un d'eux comme ayant fait partie de la troupe de Béraud d'Apchier quand ce démon est venu assiéger Montsalvy. Au lieu de monter sur ses grands chevaux et d'aller dire à ton époux ce qu'il mourait d'envie de lui dire, Josse a préféré se tenir à l'écart et lier conversation avec l'homme en question. Naturellement il l'a fait boire et comme ce sont de 1 Soie légère.