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Persuadée qu'en gagnant sa maison d'autrefois, elle commencerait sa marche vers l'échafaud, Catherine suivit le bourgmestre. Au-dehors, en effet, un groupe important de la milice attendait, en armes et, pardessus leurs casques étincelants, la prisonnière put voir que la rue aux Laines était pleine d'une foule silencieuse, presque inerte, ce qui pour une foule flamande n'était pas de très bon augure.

Avant de passer le seuil, elle arrêta le bourgmestre.

— Encore un mot ! Selon toutes probabilités, je mourrai ici mais, après tout, c'est sans grande importance. Ce que je désire c'est qu'après ma mort il ne soit fait aucun mal à mes jeunes serviteurs et qu'on les laisse repartir librement vers leur pays. Pouvez- vous me donner cette assurance ?

Les yeux froids du bourgmestre s'attachèrent un instant au beau visage tourné vers lui, si paisible, si serein qu'une sorte d'émotion passa dans son regard devant tant de tranquille courage.

Sur mon honneur, vous avez ma parole ! Mais... j'ose espérer que, bientôt, vous pourrez vous aussi retourner vers vos domaines et votre vie habituelle, dame Catherine... et même que nous célébrerons cet événement par une grande fête ! Catherine haussa les épaules. —

Vous croyez aux miracles, messire ? Moi, j'y crois de moins en moins

! Quand vint le printemps, les blancheurs et les frimas de l'hiver devinrent grisaille et gadoue. Le froid avait cessé mais les nuages charriés par le vent de mer se mirent à déverser des torrents de pluie qui détrempèrent la terre et gonflèrent les canaux. Le dimanche de Pâques, qui était cette année-là le 31 mars, il plut tellement que l'eau envahit non seulement les caves des maisons mais encore nombre de salles du rez-de-chaussée et les Brugeois obligés de passer ce jour de fête à sauver leurs meubles de l'inondation en vinrent à penser que Dieu leur en voulait personnellement et boudèrent quelque peu les offices du jour.

Chez Catherine, ce fut un jour comme tous les autres, aussi terne, aussi morne... avec pour seule satisfaction la pensée que les factionnaires apostés nuit et jour à l'étage inférieur de sa maison avaient les pieds dans l'eau. Mais le récit enthousiaste et imagé que lui en fit un Bérenger assoiffé de vengeance ne lui arracha qu'un faible sourire.

Pourtant, quand le bourgmestre Van de Walle l'avait ramenée dans la maison qui avait été la sienne, elle en avait éprouvé la joie que ressent le voyageur en retrouvant un lieu charmant où il a connu, jadis, des jours pleins de douceur. Le petit palais, dont les hautes fenêtres lancéolées se reflétaient si joliment dans l'eau calme d'un canal avec les couleurs chaudes de ses vitraux et la grâce de ses pignons sculptés, avait été, en effet, amoureusement entretenu. L'intérieur, fleurant bon la cire fraîche et l'odeur forestière des feux de bois, était demeuré dans l'état exact où elle l'avait laissé. Elle revit la grande salle avec sa cheminée de grès couleur de crème, les faïences italiennes et les beaux objets d'étain ou d'or, les précieuses verreries de Venise qui chargeaient ses dressoirs et ses crédences avec le siège, légèrement surélevé et surmonté d'un dais en tapisserie à personnages qui marquait, souverainement, la place de la dame du lieu. Elle revit la chambre rose et argent si follement recopiée par son amant princier, elle revit les saules de son petit jardin dont les longues chevelures se penchaient sur l'eau verte. Mais elle ne revit aucun de ses anciens serviteurs et surtout, surtout, Sara n'était plus là, elle non plus, Sara qui s'entendait si bien à régenter toute la maison. Et parce qu'elle n'y était plus, le petit palais posé sur son miroir semblait avoir perdu son âme. Il n'était plus pour Catherine qu'une ravissante coquille vide où la vie allait s'écouler bien monotone, rythmée par la cloche du beffroi qui, matin et soir, sonnait pour le début et la fin du travail dans la ville.

Bien sûr, on lui donna d'autres domestiques mais ils avaient le visage fermé et les yeux inquisiteurs des geôliers et ils s'entendaient trop visiblement avec ceux qui, chaque jour, venaient s'installer dans la salle basse pour assurer la garde du précieux otage. Une étrange garde, d'ailleurs, fournie chaque jour par une corporation différente comme si tous les corps de métiers de la turbulente cité tenaient à s'assurer, à tour de rôle, de ce que leurs intérêts étaient bien protégés.

Et l'on put voir flotter alternativement devant la porte de Catherine la bannière des chaussetiers, celle des plombiers, des orfèvres, des mouliniers, des chapeliers, des huchiers, des déchargeurs de vin, des peintres, des cordiers, des chandeliers, des barbiers, etc.

Cette garde, sans cesse différente, était devenue la grande distraction de Gauthier et de Bérenger, la seule qui leur fût permise car, pas plus que Catherine, ils n'avaient le droit de sortir de la maison qui au fil des jours perdait toujours un peu plus de son charme et devenait prison. La jolie porte peinte et sculptée ne s'ouvrait jamais pour eux. Seules les fenêtres pouvaient s'ouvrir mais l'air qui entrait était si froid qu'il fallait bien vite les refermer. L'ennui s'installait en dépit des efforts de Catherine et de Gauthier qui pour meubler le temps avaient entrepris de continuer les études de Bérenger regrettablement négligées depuis son départ de Montsalvy.

Heureusement, on ne leur marchandait ni les livres, ni le papier, ni les plumes et grâce à tout cela bien des heures passaient, moins lourdes que les autres.

Naturellement, l'otage n'avait pas droit aux visites. En dépit de ses efforts et d'une scène violente qu'il était allé faire aux échevins, Jean Van Eyck n'avait pu obtenir la permission de voir son amie. On lui avait même fait comprendre qu'il était préférable pour lui de ne s'absenter de chez lui que le moins souvent possible, ce qui réjouissait si visiblement sa femme que sa fureur à lui s'en trouvait redoublée. Il s'en vengeait en exécutant, de dame Marguerite, un portrait si peu flatté qu'il en devenait féroce. Mais cela ne lui rendait pas ses coudées franches pour autant...

Quant à Catherine, chaque jour, matin et soir, elle devait recevoir le chef de sa garde personnelle venu s'assurer de ce qu'elle était toujours là. En outre, le dimanche, un prêtre de l'église Saint-Jean venait dire la messe pour elle et l'entendre en confession si elle le désirait, mais elle ne le désirait jamais. Enfin, tous les quinze jours, Louis Van de Walle ou l'autre bourg mestre Maurice de Varssenare venait lui rendre une très cérémonieuse visite, s'inquiétait de sa santé, de ses besoins mais ne répondait jamais à ses questions lorsqu'elle essayait de savoir où en étaient les pourparlers avec le Duc...

En foi de quoi, elle avait l'impression que les choses étaient loin de s'arranger car à chacune de leurs visites, elle leur trouvait la mine plus grave et le regard plus inquiet.

Cela ne la tourmentait pas outre mesure d'ailleurs car elle en venait à éprouver, pour son propre destin, un curieux détachement. Trop de catastrophes s'étaient abattues sur elle depuis qu'elle avait dû quitter sa chère Auvergne. Elles avaient fini par user sa résistance morale et, à présent, la mort, même tragique, même sanglante sous la doloire d'un boucher, prenait lentement les couleurs apaisantes d'une délivrance.

En quittant la vie, elle entrerait enfin dans le repos éternel, elle serait débarrassée à tout jamais de ce corps qui lui avait donné des joies, certes, mais tellement plus de souffrances, de ce cœur trop souvent mis à la torture par la dureté, l'égoïsme et l'intransigeance d'Arnaud.

Parfois, la nuit, tandis que les yeux grands ouverts dans l'obscurité elle écoutait couler les heures sans trouver le sommeil, elle cherchait à sonder la vérité de ce cœur. Naguère encore, la seule évocation de son époux suffisait à en accélérer le rythme, à le faire soupirer de bonheur ou se crisper de souffrance. Mais depuis quelque temps il restait étrangement silencieux, comme si, las d'avoir trop crié dans le désert, il avait perdu sa voix...

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