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— Carlotta, commença Van Eyck, voici la dame dont je vous ai parlé. Elle a grand besoin de votre aide.

— J'espère pouvoir la lui donner. Veuillez vous étendre sur cette table, madame, dit-elle en désignant la grande table de chêne placée devant la cheminée. Quant à vous, messire, retirez-vous dans la chambre à côté, ajouta-t-elle en allant ouvrir une porte située tout au fond de la pièce.

L'examen fut rapide et parfaitement indolore. La Florentine avait des mains d'une grande légèreté qu'elle alla d'ailleurs laver soigneusement quand ce fut fini, au grand étonnement de Catherine occupée à rajuster ses vêtements. Elle n'avait jamais vu personne agir ainsi, après avoir touché un corps humain ou soigné un malade en dehors de son vieil ami Abou al-Khayr et de Sara bien entendu.

C'était encore un bon point pour l'ancienne servante de maître Arnol fini.

— Eh bien ? dit-elle au bout d'un moment de silence que Carlotta ne semblait guère disposée à rompre.

Celle-ci haussa les épaules.

— Il n'y a aucun doute. Vous êtes enceinte d'environ deux mois.

— Vous pouvez faire quelque chose ?

On peut toujours faire quelque chose, le tout est de savoir comment.

Voyez-vous, madame, interrompre une grossesse présente toujours un danger et moi je n'aime pas le danger parce que j'aime la vie. Cela ne se fait pas en cinq minutes et avec n'importe quel moyen. Alors il faudrait que vous consentiez à demeurer dans cette ville quelque temps. Or, messire Van Eyck m'a dit que vous étiez pressée...

— Pas à ce point-là ! Il a toujours été convenu que je séjournerais quelque temps ici. Évidemment, j'habite l'auberge et...

— ... et il faudrait que l'on vous trouve un endroit plus tranquille.

Le mieux serait peut-être que vous restiez ici, si vous n'y répugnez pas.

— Ce serait volontiers mais votre maison ne paraît pas grande et j'ai deux jeunes serviteurs avec moi. Je ne peux les laisser puisque je suis censée être venue ici en pèlerinage.

La Florentine eut un sourire qui lui enleva vingt ans.

— Il y a plus de place que vous n'imaginez et dès demain je peux vous recevoir. Je m'y suis d'ailleurs préparée. Pour ce soir rentrez simplement à la Ronce- Couronnée. Demain matin vous quitterez la ville mais vous y reviendrez avant la fermeture des portes et par celle qui est au bout de cette rue comme si vous aviez oublié quelque chose à Bruges. Personne ne soupçonnera votre présence chez moi si vos serviteurs veulent bien ne pas sortir d'ici. À moins, bien sûr que vous ne préfériez prendre logis chez messire Van Eyck... si vous en avez la possibilité, ce dont je doute.

— Pourquoi donc en doutez-vous ?

Carlotta se mit à rire.

— Parce que je connais dame Marguerite et qu'en dépit de votre...

accoutrement de dame d'œuvres vous êtes trop belle pour qu'elle vous accepte de bon gré. Ainsi donc vous reviendrez demain ?

— Avec joie si vous voulez bien de moi. Et merci, merci de venir si généreusement à mon aide.

— Généreusement ? C'est le seigneur-peintre qui se montre généreux car si j'aime aider mon prochain, j'ai un très gros défaut : j'aime l'or et je suis très chère ! ajouta-t-elle avec une franchise qui enlevait tout côté choquant à ses paroles. Car la plupart des belles choses coûtent cher...

Dans le bachot qui au long des canaux déserts la ramenait avec Jean vers l'hôtel de ville et le Saint- Sang, Catherine, rassurée, laissa, pour la première fois depuis des mois, son esprit vagabonder autour de pensées où le gris tenace de l'angoisse faisait place insensiblement à la rose aurore de l'espoir. La paix et la délivrance, sinon le bonheur, devenaient possibles...

Rentrée à la Ronce-Couronnée, elle remercia Van Eyck avec l'ancienne chaleur de leurs relations habituelles mais mit nettement les choses au point avec lui : dès son retour en France elle lui ferait envoyer, par son banquier Jacques Cœur, une somme correspondant à ce qu'il aurait dépensé pour elle. Il ne s'agissait pas qu'il eût des difficultés avec une ménagère qui devait avoir l'œil sur la bourse commune.

— Sur la bourse commune, oui... mais pas sur certains fonds secrets que j'ai en dépôt chez mon ami Arnolfini et qu'alimente la générosité du Duc. Certains portraits de vous m'ont rapporté beaucoup d'or, ajouta-t-il avec un sourire. Et si j'en dépense un peu pour vous, mon amie, ce n'est, croyez-moi, que justice. Ne prenez donc nul souci de cela. À présent je vous souhaite une bonne nuit. Nous nous reverrons... discrètement, chez Carlotta où j'irai l'un de ces soirs prendre de vos nouvelles.

Il la quitta sur un salut cérémonieux, bavarda quelques instants avec maître Cornelis, salua quelques marchands étrangers qu'il connaissait et, finalement, quitta l'auberge, laissant Catherine remonter chez elle où elle soupa gaiement entre Gauthier et Bérenger. Éblouis par tout ce qu'ils avaient vu, les deux garçons bavardaient comme des pies et Catherine dut s'y reprendre à trois fois pour leur expliquer le programme du lendemain et des jours suivants.

Après quoi elle se coucha et dormit comme une enfant jusqu'à ce que le soleil, qui s'était décidé à reparaître, fût haut dans le ciel.

Rien ne la pressait en effet car elle souhaitait partir au grand jour, au vu et au su de tous et d'une façon aussi naturelle que possible : la dame d'Armentières, son pèlerinage heureusement accompli, s'en retournait chez elle. Et personne, très certainement, n'accorderait d'attention au départ de cette bourgeoise, riche sans doute, mais discrète.

Vers le milieu de la matinée, elle ordonna à Gauthier d'aller aux écuries pour faire préparer les chevaux mais le jeune homme remonta presque aussitôt, flanqué d'un garçon d'une quinzaine d'années, modestement vêtu, dont les habits, portant des taches de couleurs vives et dont certaines étaient toutes fraîches, disaient assez la profession.

— J'ai trouvé en bas ce jeune homme, dit l'écuyer. Il vient de la part de messire Van Eyck et il apporte une lettre.

— Une lettre urgente ! précisa le jeune garçon. Mon maître m'a bien recommandé de ne la remettre qu'entre les mains de dame Berneberghe.

— Vous êtes de ses élèves ? demanda Catherine en considérant avec sympathie le visage ouvert, les cheveux blonds et les yeux bleus encore pleins de la naïveté de l'enfance de son jeune visiteur.

— Je suis son élève, madame... le seul ! fit-il fièrement. Maître Van Eyck, vous le savez sans doute, a inventé de nouveaux procédés de peinture et il garde jalousement ses secrets. Mais il m'aime bien.

— Comment vous appelez-vous ?

— Peter Christ, pour vous servir, madame... Vous plairait-il de lire la lettre ? Il paraît qu'il y a grande urgence...

— Je la lis ! Offrez donc un peu de vin à ce garçon, Gauthier...

Souriant encore, Catherine déplia le billet pensant qu'il s'agissait d'une ultime recommandation avant son faux départ. Mais son sourire s'effaça brusquement et elle dut s'asseoir pour achever la lecture de ces quelques lignes qui brusquement se brouillaient devant ses yeux.

« La Florentine est morte cette nuit. Maître Arnolfini l'a trouvée pendue dans son entrepôt de drap qui jouxte la maison de Carlotta.

Le bruit de cette mort emplit la ville mais peut-être n'avez-vous pas entendu ce bruit et j'ai voulu que vous en soyez informée tout de suite.

Je suis désolé, mon amie, mais le mieux est que vous repartiez. Allez à Lille, voyez dame Symonne. Elle trouvera peut-être un moyen de vous sauver. Mon cœur saigne en vous disant adieu... Que Dieu vous garde

! »

Catherine était devenue si pâle que Gauthier poussa le jeune Peter vers la porte, pressé qu'il était de savoir le contenu de la lettre, mais Catherine l'arrêta.

— Maître Van Eyck n'a rien dit d'autre ? demanda-t-elle d'une voix blanche. Pourquoi n'est-il pas venu lui-même ?...

Gêné le jeune garçon baissa le nez comme s'il eût été coupable de cette absence, tortilla nerveusement son bonnet rouge entre ses mains sans répondre.

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