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Ce fut une main froide sur cette épaule qui la tira du sommeil. Dans l'ombre de la chambre, Catherine, les yeux encore brouillés, vit la forme sombre d'une femme debout auprès de son lit. Les bougies mourantes ne donnaient plus qu'une faible lumière et aucune clarté ne filtrait encore aux interstices des volets de bois plaqués sur les vitraux des fenêtres.

— Levez-vous ! dit une voix calme. Il est temps pour vous de partir...

Quelque chose dans le ton acheva de réveiller Catherine. Elle s'assit sur le lit, ramenant instinctivement le drap de soie contre ses seins.

— Qui êtes-vous ? demanda-t-elle.

La femme dont le visage était caché par un pli des rideaux s'en dégagea. C'était la duchesse et Catherine se sentit pâlir.

— Madame..., commença-t-elle, mais l'étrange visiteuse ne lui laissa pas le loisir de continuer.

— Je vous en prie, faites ce que je vous dis ! Levez-vous et habillez-vous. Je vous ai apporté des vêtements car on ne vous en avait laissé aucun, afin sans doute de vous mieux retenir. Ensuite, je vous conduirai moi-même hors du palais.

La voix était sans colère mais irrésistible. Isabelle de Portugal n'en avait pas besoin pour se faire obéir. Ses yeux clairs n'étaient que froideur et Catherine, humiliée, dut se résoudre à quitter l'abri dérisoire du lit, à laisser ces yeux-là contempler un instant sa nudité, à enfiler enfin la chemise qu'on lui tendait. Mais ce ne fut qu'un instant.

Dès que sa dignité fut à l'abri du fragile rempart de lin blanc, elle reprit courage.

— Pourquoi vous donner cette peine, madame la duchesse ? Il vous serait si facile de me faire jeter dehors par vos servantes ou par vos gardes ?...

— Non. C'est la seule chose que je ne puisse faire car on ne me la pardonnerait pas, justement parce qu'il s'agirait de vous.

— En usez-vous ainsi avec toutes les femmes que Monseigneur le Duc honore... demanda Catherine avec une légère insolence.

Les épaules d'Isabelle eurent un intraduisible mouvement de dédain.

— Ces créatures ? Pour qui me prenez-vous ?... Elles disparaissent bien d'elles-mêmes sans que j'aie à m'en soucier.

— Alors pourquoi moi ?

Il y eut un silence que Catherine employa à lacer la robe de velours noir qu'on lui avait apportée. Lentement, la duchesse alla vers le panneau dissimulant le portrait et en fit jouer le mécanisme.

— Parce que vous, ce n'est pas la même chose. Parce que, depuis des années j'appréhende votre retour et parce que lorsque je vous ai reconnue hier soir, j'ai compris que ce que j'avais tant craint était arrivé. Vous êtes revenue... vous, la seule qu'il ait jamais aimée, la seule qui sachiez tenir captifs aussi bien son âme que ses sens !

Croyez-vous que je ne sache pas ce qu'il cherche au fond de tous ces corps de femmes que son insatiable virilité poursuit ? Votre souvenir... vous... le désir inconscient de vous voir renaître en une autre. Croyez-vous que j'ignore, ajouta-t-elle plus bas avec une indicible amertume, que cette Toison d'Or, fondée au moment de notre mariage, ce n'était pas à moi qu'elle était dédiée ainsi que le clament sur commande les poètes de cour, mais à une autre...

passionnément aimée, jamais oubliée !

Impressionnée par la colère mêlée de douleur qui vibrait dans le ton d'Isabelle, Catherine murmura :

— Comment avez-vous su ? Je croyais que vous ignoriez tout de cette histoire... de cette chambre ?

— De ces chambres ? Elles sont bien cachées cependant car l'architecte qui les a conçues a su à merveille en dissimuler les entrées mais le Duc devrait savoir que rien n'échappe à la curiosité maligne des valets ou des bouffons... J'étais mère depuis trois mois et Philippe déjà désertait ma couche quand le mien m'a montré l'une de ces chambres. Et j'ai pu apercevoir, une nuit, le prince que j'ai épousé, le père de mon fils agenouillé nu devant cette image païenne lui rendant un culte démoniaque et répugnant. Voilà pourquoi je veux que vous partiez... Oh, certes, si vous restiez les autres disparaîtraient, toutes les autres. Mais tout à son bonheur de vous avoir reprise, le Duc négligerait l'État, la Couronne ! Ses nuits dans votre lit et ses jours à vos pieds, voilà ce que serait sa vie. Allez-vous-en ! Le bien de l'État l'exige et moi, souveraine de cet État, je l'ordonne ! Une escorte vous attend en bas pour vous conduire hors des frontières.

Doucement, Catherine alla refermer le panneau, revint vers Isabelle et, tout à coup, sourit.

— J'eusse préféré que vous disiez : moi, l'épouse, je le veux !

N'aimez-vous donc pas votre seigneur ?

— Cela ne vous regarde pas ! Là n'est pas la question d'ailleurs. Et puis peut-on aimer un faune, un bouc perpétuellement en rut ?...

— Bien sûr ! mais si c'est ainsi que vous le voyez c'est parce que vous ne l'aimez pas ! Ceci dit, l'escorte est inutile. Je ne suis pas venue pour rester et cette nuit n'aurait pas eu lieu si le hasard ne m'avait placée sur le passage de votre cortège. Je ne devais rester que cette seule nuit à Lille, une simple halte avant de repartir. Le temps de reprendre mes gens et mes bagages et j'aurai quitté cette ville pour n'y plus revenir. Vous n'aurez qu'à faire enlever ces portraits qui vous déplaisent avec juste raison et à m'oublier.

— Fort bien ! En ce cas, si vous êtes prête suivez- moi...

Isabelle se dirigeait vers la porte. Catherine s'enveloppa dans un grand manteau noir ourlé de renard puis embrassa du regard la chambre chaude encore de l'odeur d'amour, le lit ravagé, les reliefs du petit repas, les braises encore rouges de la cheminée et la chimère bleue dressée au-dessus.

— Une seule question encore, madame la duchesse.

Agacée, hautaine, Isabelle se retourna au seuil :

— Vous abusez ! Laquelle ?

— Vous n'aimez pas l'amour n'est-ce pas ?...

L'étroit et beau visage de la Portugaise blonde se colora d'une profonde rougeur. Un éclair de colère brilla dans ses yeux.

— Qu'appelez-vous amour ? Cet assouvissement des instincts les moins avouables ? Cette agitation dégradante où la dignité humaine disparaît ? Cet attouchement contraire à la chasteté, à l'ordre divin ?...

Non. Cette communion de deux sensibilités au plus secret d'elles-mêmes, cette folie délicieuse, qui s'achève en anéantissement bienheureux d'où l'on émerge pour délirer encore. Ce...

— Assez ! coupa Isabelle. Nous ne parlons pas le même langage et je n'ai que faire de vos sensations !...

— Peut-être. Mais en ce cas, ne vous étonnez pas qu'un homme cherche ailleurs ce que son épouse lui refuse !

— Je suis fille de roi, sœur de roi ! Je n'ai pas à me soucier de complaisances compatibles seulement avec l'état de ribaude !

Catherine s'enveloppa plus étroitement dans son manteau, baissa le capuchon sur son visage et soupira.

— Vous avez raison, madame la duchesse, nous ne parlons pas le même langage. Mais j'aurais cru qu'en Portugal où le soleil a tant de force et la terre tant de parfum, même une princesse pouvait aimer l'amour !...

Quelques instants plus tard Catherine s'échappait de la demeure ducale par une petite porte dérobée et se dirigeait vers la maison de Symonne. Le jour commençait à peine à poindre mais il se levait tard en cette saison hivernale et la ville où partout claquaient les volets des échoppes et des boutiques était déjà au travail. Il avait neigé un peu avant l'aube et une couche immaculée de neige épaisse recouvrait toutes choses cachant la boue et les immondices des ruisseaux, adoucissant les toits aigus des maisons. Catherine marchait vite, heureuse de se sentir tout à coup alerte et plus jeune. Ce matin aucune trace des affreuses nausées habituelles ! Et elle aurait pu penser que son état était redevenu normal, que sa grossesse n'était qu'un cauchemar dont l'amour de Philippe l'avait délivrée. Bien sûr il n'en était rien et à présent il fallait songer sérieusement à cette délivrance définitive qui barrait le cours de l'avenir.

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