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— Vous ne « pouvez » pas y retourner maintenant, dame Catherine... Pas dans cet état ! Il faut aller à Bruges. Le chemin est plus long mais il est tellement plus sûr ! Quelques semaines d'absence supplémentaires ne feront rien à la chose.

— Et puis les routes de la montagne sont trop dures en hiver, conclut Bérenger qui se sentait tout à coup un vif désir de voir ces Flandres fabuleuses dont les voyageurs parlaient avec admiration. On risquerait de mourir de froid dans la neige. Comme cela, nous reviendrons à Montsalvy avec le printemps. C'est si beau le printemps chez nous !...

Sans rien dire Catherine se pencha et l'embrassa sur la joue poudrée de sucre fin.

— Il me semble que nous venons d'entendre la voix de la sagesse, fit Van Eyck avec bonne humeur. Qu'avez-vous à nous dire, Catherine ?

Elle les enveloppa tous trois de son regard redevenu comme par enchantement lumineux et doux.

— Que j'ai beaucoup de chance d'avoir des amis tels que vous !...

Nous irons donc à Bruges et le plus tôt sera le mieux!

Quand on quitta Arlon, quarante-huit heures plus tard, Catherine refusa farouchement la litière confortable que Jean Van Eyck prétendait lui offrir. Plus le chemin serait pénible et plus il lui plairait car les secousses et les fatigues d'une longue chevauchée étaient capables de lui éviter d'aller jusqu'en Flandre. Bon gré, mal gré, il fallut en passer par où elle voulait. Elle exigea même qu'on lui procurât des habits d'homme afin que l'idée de la traiter en faible femme ne vînt à personne. Comme pour mieux la satisfaire, le voyage à travers l'Ardenne plus enneigée que jamais et les vastes étendues du Hainaut fut plus rude encore qu'elle ne l'espérait. Le froid se fit mordant dès que l'on quitta la capitale, du Luxembourg. Il fallut lutter contre le gel, le verglas sur lequel glissaient les chevaux, les loups que la faim enhardissait et qui venaient rôder la nuit si près des rares maisons qu'il fallait les chasser en se privant de sommeil.

S'il eut été seul, Van Eyck, grand ennemi des intempéries et fort attaché à son confort, se fût sans doute arrêté dans quelque château durant plusieurs jours afin d'y attendre que le temps se fît un peu plus clément. Mais une sorte de hargne poussait Catherine en avant. Les dents serrées pour lutter contre la fatigue, impitoyable pour elle-même plus encore que pour les autres, elle allait, elle allait forçant son corps à l'épreuve des douloureuses crampes qui lui nouaient les muscles, guettant les prémices d'une libération qui ne voulait pas venir.

A l'étape du soir, elle avalait une soupe chaude, un morceau de pain, un gobelet de vin quand il y en avait puis s'abattait comme une bête harassée sur sa couche, parfois tout habillée, pour y dormir d'un sommeil sans rêve. Mais l'aube revenue elle pleurait, de rage et de dégoût quand, mettant les pieds par terre, une nausée brutale la rejetait sur son lit, la tête vide, inondée d'une sueur froide et le cœur battant la chamade.

En dehors de ce malaise quasi quotidien, elle se portait à merveille.

Van Eyck attrapa un gros rhume qui lui fit couler le nez et les yeux, Gauthier eut un torticolis et Bérenger se fit une entorse en effectuant des glissades sur un ruisseau gelé. Même, deux des valets du peintre ambassadeur tremblèrent de fièvre durant quarante-huit heures.

Catherine, seule, n'eut

rien et atteignit Lille dans une forme voisine de la perfection.

Quand, au bout d'une semaine, le grand beffroi apparut enfin à l'horizon, tendu comme un doigt géant vers le ciel bas, dans le hurlement du vent qui se levait, annonçant une tempête pour la nuit, Jean Van Eyck ne put retenir un soupir de soulagement : il toussait depuis la veille et il était prêt à vendre son âme pour une chambre bien close, un lit bassiné et des flots de tisane bouillante additionnée de vieux marc.

— Enfin nous y voilà ! exhala-t-il. Je commençais à croire que ce damné chemin ne finirait jamais.

Catherine tourna vers lui un regard oblique, déjà méfiant.

— Le chemin n'est pas fini, dit-elle doucement. Nous sommes à Lille, il me semble... pas à Bruges !

— Je sais, je sais... Mais je croyais vous avoir dit que je devais m'y arrêter ? Vous m'accorderez bien deux jours ? Je suis moulu, ma chère amie... et j'aimerais arriver chez moi autrement que sur un brancard et avec une fluxion de poitrine !

— Soit ! J'aurais mauvaise grâce à vous le refuser, mon pauvre Jean, puisque vous voici devenu si fragile ! Vous étiez plus solide jadis ! Serait-ce l'âge qui vient ?

— Je ne suis pas fragile, ronchonna-t-il vexé, mais je n'ai plus vingt ans et il fait un temps à ne pas mettre un chrétien dehors !...

Quant à vous, je vous trouve devenue bien rude tout à coup. Votre amitié était plus... moelleuse, jadis !

Il semblait si malheureux, ayant perdu à cause de ce rhume toute sa superbe habituelle, que Catherine éprouva un remords à traiter si cruellement l'ami qui se dévouait pour elle. Se penchant vivement sur sa selle, elle posa un baiser rapide sur sa joue mal rasée.

Il ne faut pas m'en vouloir, Jean ! Je sais bien que je suis insupportable, odieuse et que je vous paie mal de votre amitié qui, elle, est toujours aussi moelleuse. Mais c'est que ce séjour à Lille me fait peur, voyez-vous, et que j'aimerais en être déjà repartie.

— Pourquoi donc ? Je croyais que vous aimiez dame Symonne Morel, que vous vous réjouissiez de la revoir.

D'un mouvement de la tête, Catherine désigna, droit devant elle, le grand étendard aux armes de Bourgogne qui répété à multiples exemplaires claquait dans le vent sur les tours du palais et le couronnement du beffroi, l'étendard qui proclamait la présence du Duc.

— Elle, oui... mais lui... lui je ne veux pas qu'il sache ma présence

! — Quelle idée ? bougonna Van Eyck. Pourquoi donc la saurait-il ?

— Mais... parce que vous pourriez la lui apprendre, mon ami. Oh, tout à fait incidemment, bien sûr, presque par étourderie, en même temps que vous lui rendrez compte de votre mission...

Le visage du peintre où jusqu'alors le nez seul était rouge s'empourpra d'un seul coup.

— Me croyez-vous donc capable de telles machinations ?

Il semblait si offusqué, si vertueusement offensé, qu'elle ne put s'empêcher de rire.

— Bien sûr, je vous en crois capable ! Le Duc a en vous le modèle des serviteurs. Avez-vous oublié qu'à Roncevaux, il y a deux ans, j'ai dû vous fausser compagnie discrètement pour vous empêcher de me ramener à lui pieds et poings liés... ou presque ?

— C'est vrai. Mais c'est qu'aussi l'occasion était trop belle !

Ne l'est-elle pas cette fois-ci ? Je crois, moi, qu'elle est encore plus belle et j'ai peur que mon retour auprès de votre cher seigneur ne soit chez vous une idée fixe. Et je me demande même si vous avez vraiment l'intention de me ramener à Bruges, si justement, dans votre pensée, le voyage ne s'arrête pas à Lille, ainsi que vous venez de le laisser échapper, il y a un instant.

— C'est ridicule. Pourquoi donc ne vous ramène- rais-je pas à Bruges, pourquoi ne rentrerais-je pas chez moi ?

— Parce que, d'après ce que j'ai appris à Dijon, il ne faisait pas bon vivre à Bruges, ces temps derniers, pour les fidèles serviteurs de Philippe. Le peuple, les corporations sont en révolte contre leur prince qui prétend réduire leurs privilèges à cause de leur mauvaise conduite devant Calais et qui refuse d'abattre les fortifications du port voisin de l'Écluse, leur bête noire. Et je connais assez les gens de Bruges, mon ami, pour savoir qu'il est très difficile de calmer leurs révoltes.

D'autant que le sang a déjà coulé.

— Décidément, l'Histoire s'écrit différemment, suivant que l'on est bourguignon ou flamand, s'écria Van Eyck qui s'énervait. Mais nous n'allons pas faire, à présent, de la politique de plein vent. Je me bornerai à vous dire ceci : la ville est calme depuis que, le 13

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