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– Qu’est-ce que vous faites, Madame Rosa ?

– Ils vont venir me chercher. Ils vont s’occuper de tout. Ils ont dit d’attendre ici, ils vont venir avec des camions et ils vont nous emmener au Vélodrome avec le strict nécessaire.

– Qui ça, ils ?

– La police française.

Je comprenais plus rien. Il y avait Moïse qui me faisait des signes de l’autre pièce en se touchant la tête. Madame Rosa tenait à la main son sac de pute et la valise était à côté et elle attendait comme si elle avait peur d’être en retard.

– Ils nous ont donné une demi-heure et ils nous ont dit de prendre seulement une valise. On nous mettra dans un train et on nous transportera en Allemagne. Je n’aurai plus de problème, ils vont s’occuper de tout. Ils ont dit qu’on ne nous fera aucun mal, on sera logés, nourris, blanchis.

Je ne savais pas quoi dire. C’était possible qu’ils transportaient de nouveau les Juifs en Allemagne parce que les Arabes n’en voulaient pas. Madame Rosa, quand elle avait toute sa tête, m’avait souvent parlé comment Monsieur Hitler avait fait un Israël juif en Allemagne pour leur donner un foyer et comment ils ont tous été accueillis dans ce foyer sauf les dents, les os, les vêtements et les souliers en bon état qu’on leur enlevait à cause du gaspillage. Mais je ne voyais pas du tout pourquoi les Allemands allaient toujours être les seuls à s’occuper des Juifs et pourquoi ils allaient encore faire des foyers pour eux alors que ça devrait être chacun son tour et tous les peuples devraient faire des sacrifices. Madame Rosa aimait beaucoup me rappeler qu’elle avait eu une jeunesse elle aussi. Bon je savais donc tout ça puisque je vivais avec une Juive et qu’avec les Juifs ces choses-là finissent toujours par se savoir, mais je ne comprenais pas pourquoi la police française allait s’occuper de Madame Rosa, qui était moche et vieille et ne présentait plus d’intérêt sous aucun rapport. Je savais aussi que Madame Rosa retombait en enfance, à cause de son dérangement, c’est la sénilité débile qui veut ça et le docteur Katz m’avait prévenu. Elle devait croire qu’elle était jeune, comme tout à l’heure lorsqu’elle s’était habillée en pute, et elle se tenait là, avec sa petite valise, tout heureuse parce qu’elle avait de nouveau vingt ans, attendant la sonnette pour retourner au Vélodrome et dans le foyer juif en Allemagne, elle était jeune encore une fois.

Je ne savais pas quoi faire parce que je ne voulais pas la contrarier, mais j’étais sûr que la police française n’allait pas venir pour rendre à Madame Rosa ses vingt ans. Je me suis assis par terre dans un coin et je suis resté la tête baissée pour ne pas la voir, c’est tout ce que je pouvais faire pour elle. Heureusement, elle s’est améliorée et elle fut la première étonnée de se trouver là avec sa valise, son chapeau, sa robe bleue avec des marguerites et son sac à main plein de souvenirs, mais j’ai pensé qu’il valait mieux ne pas lui dire ce qui s’était passé, je voyais bien qu’elle avait tout oublié. C’était l’amnistie et le docteur Katz m’avait prévenu qu’elle allait en avoir de plus en plus, jusqu’au jour où elle ne se souviendra plus de rien pour toujours et vivra peut-être de longues années encore dans un état d’habitude.

– Qu’est-ce qui s’est passé, Momo ? Pourquoi je suis là avec ma valise comme pour partir ?

– Vous avez rêvé, Madame Rosa. Ça n’a jamais fait de mal à personne de rêver un peu.

Elle me regardait avec méfiance.

– Momo, tu dois me dire la vérité.

– Je vous jure que je vous dis la vérité, Madame Rosa. Vous n’avez pas le cancer. Le docteur Katz est absolument certain là-dessus. Vous pouvez être tranquille.

Elle parut un peu rassurée, c’était une bonne chose à ne pas avoir.

– Comment ça se fait que je suis là sans savoir d’où et pourquoi ? Qu’est-ce que j’ai, Momo ?

Elle s’est assise sur le lit et elle s’est mise à pleurer. Je me suis levé, je suis allé m’asseoir à côté d’elle et je lui ai pris la main, elle aimait ça. Elle a tout de suite souri et elle m’a arrangé un peu les cheveux pour que je sois plus joli.

– Madame Rosa, c’est seulement la vie, et on peut vivre très vieux avec ça. Le docteur Katz m’a dit que vous êtes une personne de votre âge et il a même donné un numéro pour ça.

– Le troisième âge ?

– C’est ça.

Elle réfléchit un moment.

– Je ne comprends pas, j’ai fini ma ménopause il y a longtemps. J’ai même travaillé avec. Je n’ai pas une tumeur au cerveau, Momo ? Ça aussi, ça ne pardonne pas, quand c’est malin.

– Il ne m’a pas dit que ça ne pardonne pas. Il ne m’a pas parlé des trucs qui pardonnent ou qui ne pardonnent pas. Il ne m’a pas parlé de pardon du tout. Il m’a seulement dit que vous avez l’âge et il ne m’a pas parlé d’amnistie ni rien.

– D’amnésie, tu veux dire ?

Moïse qui n’avait rien à foutre là s’est mis à chialer et c’était tout ce qu’il me fallait.

– Moïse, qu’est-ce qu’il y a ? On me ment ? On me cache quelque chose ? Pourquoi il pleure ?

– Merde, merde et merde, les Juifs pleurent toujours entre eux, Madame Rosa, vous devriez le savoir. On leur a même fait un mur pour ça. Merde.

– C’est peut-être la sclérose cérébrale ?

J’en avais plein le cul, je vous le jure. J’en avais tellement ralbol que j’avais envie d’aller trouver le Mahoute et me faire faire une piquouse maison rien que pour leur dire merde à tous.

– Momo ! Ce n’est pas la sclérose cérébrale ? Ça ne pardonne pas.

– Vous en connaissez beaucoup, des trucs qui pardonnent, Madame Rosa ? Vous me faites chier. Vous me faites chier tous, sur la tombe de ma mère !

– Ne dis pas des choses comme ça, ta pauvre mère est… enfin, elle est peut-être vivante.

– Je ne lui souhaite pas ça, Madame Rosa, même si elle est vivante, c’est toujours ma mère.

Elle m’a regardé bizarrement et puis elle a souri.

– Tu as beaucoup mûri, mon petit Momo. Tu n’es plus en enfant. Un jour…

Elle a voulu me dire quelque chose et puis elle s’est arrêtée.

– Quoi, un jour ?

Elle a pris un air coupable.

– Un jour, tu auras quatorze ans. Et puis quinze. Et tu ne voudras plus de moi.

– Ne dites pas de conneries, Madame Rosa. Je vais pas vous laisser tomber, c’est pas mon genre.

Ça l’a rassurée et elle est allée se changer. Elle a mis son kimono japonais et elle s’est parfumée derrière les oreilles. Je sais pas pourquoi c’est toujours derrière les oreilles qu’elle se parfumait, peut-être pour que ça ne se voie pas. Après je l’ai aidée à s’asseoir dans son fauteuil, parce qu’elle avait du mal à se plier. Elle allait tout à fait bien pour ce qu’elle avait. Elle avait l’air triste et inquiet et j’étais plutôt content de la voir dans son état normal. Elle a même pleuré un peu, ce qui prouvait qu’elle allait tout à fait bien.

– Tu es un grand garçon, maintenant, Momo, ce qui prouve que tu comprends les choses.

C’était drôlement pas vrai, les choses je ne les comprends pas du tout, mais je n’allais pas marchander, c’était pas le moment.

– Tu es un grand garçon, alors, écoute-moi…

Là elle a eu un petit passage à vide et elle est restée quelques secondes en panne comme une vieille bagnole morte à l’intérieur. J’ai attendu qu’elle se remette en marche en lui tenant la main car c’était quand même pas une vieille bagnole. Le docteur Katz m’avait dit quand j’étais revenu le voir trois fois qu’il y avait un Américain qui est resté dix-sept ans sans rien savoir comme un légume à l’hôpital où on le prolongeait en vie par des moyens médicaux et c’était un record du monde. C’est toujours en Amérique qu’il y a les champions du monde. Le docteur Katz m’a dit qu’on ne pouvait plus rien pour elle mais qu’avec des bons soins à l’hôpital elle pouvait en avoir encore pour des années.

Ce qu’il y avait d’embêtant, c’est que Madame Rosa n’avait pas la sécurité sociale parce qu’elle était clandestine. Depuis la rafle par la police française quand elle était encore jeune et utile comme j’ai eu l’honneur, elle ne voulait figurer nulle part. Pourtant je connais des tas de Juifs à Belleville qui ont des cartes d’identité et toutes sortes de papiers qui les trahissent mais Madame Rosa ne voulait pas courir le risque d’être couchée en bonne et due forme sur des papiers qui le prouvent, car dès qu’on sait qui vous êtes on est sûr de vous le reprocher. Madame Rosa n’était pas patriote du tout et ça lui était égal si les gens étaient nord-africains ou arabes, maliens ou juifs, parce qu’elle n’avait pas de principes. Elle me disait souvent que tous les peuples ont des bons côtés et c’est pourquoi il y a des personnes qu’on appelle les historiens qui font spécialement des études et des recherches. Madame Rosa ne figurait donc nulle part et avait des faux papiers pour prouver qu’elle n’avait aucun rapport avec elle-même. Elle n’était pas remboursée par la sécurité.

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