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– Votre papier les a grouillés, dit-il en riant. Le brun est devenu pâle comme la mort et a juré des milliards de dieux, et le gros a sifflé et tiré une sale tête. Ils m'ont donné un demi-souverain pour leurs consommations et sont partis sans attendre la monnaie.

– Voilà maintenant ce que vous allez faire, dis-je. Prenez votre moto et filez à Newton-Stewart trouver le commissaire principal. Donnez-lui le signalement des deux hommes, et dites-lui que vous les soupçonnez de n'être pas étrangers à l'assassinat de Londres. Vous saurez bien trouver des motifs. Tous deux reviendront, n'ayez crainte. Pas ce soir, car ils vont courir derrière moi sur la route, l'espace de quarante milles, mais demain matin à la première heure. Prévenez la police de se trouver là sans faute.

Il s'en alla, docile comme un enfant, tandis que je piochais les notes de Scudder. À son retour nous dînâmes ensemble, et je ne pus moins faire que de me laisser interroger. Tout en le documentant copieusement sur la chasse au lion et la guerre des Matabélés, je songeais quelle affaire anodine représentaient ces aventures en comparaison de celle où je me trouvais englobé à cette heure. Quand il partit se coucher, je restai levé pour en terminer avec Scudder. Il me fut impossible de dormir, et je restai jusqu'au jour dans un fauteuil, à fumer des pipes.

Vers 8 heures du matin, j'assistai à l'arrivée de deux agents et d'un brigadier. Sous la direction de l'aubergiste, ils garèrent leur auto dans une remise, et entrèrent dans la maison. Vingt minutes plus tard, je vis de ma fenêtre une seconde voiture arriver sur le plateau, de la direction opposée. Au lieu de s'arrêter à l'auberge, elle stoppa deux cents mètres plus loin, à l'ombre d'un boqueteau. Je remarquai que ses occupants prirent soin de la tourner avant de la quitter. Au bout de deux minutes, j'entendis leurs pas grincer sur le cailloutis, au-dessous de ma fenêtre.

Je m'étais proposé de rester caché dans ma chambre en attendant les événements. Je me disais que, si je pouvais mettre aux prises la police et mes autres persécuteurs plus redoutables, il en sortirait peut-être quelque chose d'avantageux pour moi. Mais il me vint alors une meilleure inspiration. Je griffonnai deux lignes de remerciements pour mon hôte, ouvris la fenêtre et me laissai tomber sans bruit sur un massif de groseilliers. Sans être vu je franchis la rivière, me faufilai sur la berge d'un ruisseau tributaire, et rejoignis la grand-route de l'autre côté du boqueteau. Le véhicule était là, tout battant neuf sous le soleil matinal, en dépit de la poussière de la route qui dénotait une longue randonnée. Je mis en marche, m'installai au volant, et filai en douceur sur le plateau.

Presque tout de suite la route dévala de telle sorte que je perdis de vue l'auberge, mais le vent m'apporta les éclats de voix furieuses.

4 L'aventure du candidat radical

Me voici donc, par ce radieux matin de mai, faisant donner à cette voiture de 40 chevaux tout ce qu'elle pouvait, sur les routes raboteuses de la bruyère. Au début je lançais des coups d'œil en arrière par-dessus mon épaule et surveillais avec anxiété le prochain virage; mais bientôt je conduisis d'un œil nonchalant, juste assez attentif pour rester sur la chaussée. Car je songeais éperdument à ce que j'avais trouvé dans le calepin de Scudder.

Le petit bonhomme m'avait raconté un tas de bourdes. Tous ses contes au sujet des Balkans et des juifs-anarchistes et de la conférence du Foreign Office étaient simple fumisterie, de même pour Karolidès. Pas tout à fait cependant, comme on va le voir. J'avais accordé une foi entière à son histoire, et il m'avait mis dedans: son calepin me donnait une version tout autre, et au lieu de me dire: «Une fois passe, deux fois lasse», j'y croyais sans restriction.

Pourquoi, je l'ignore. Cela sonnait terriblement vrai, et la première version était, si j'ose dire, malgré sa fausseté, aussi vraie dans le fond. Le 15 juin devait fixer le sort, un sort plus important que le meurtre d'un Levantin. Vu cette importance je ne pouvais blâmer Scudder de m'avoir tenu en dehors de ce jeu, afin de jouer sa partie à lui seul. Je ne doutais aucunement que ce fût là son intention. Ce qu'il m'avait raconté paraissait déjà assez gros, mais la réalité était si démesurément plus énorme que, l'ayant découverte, il tenait à la garder pour lui. Je ne lui en voulus pas. Ce qu'il recherchait par-dessus tout, en somme, c'était le danger.

Les notes renfermaient l'histoire complète – avec des lacunes, bien entendu, qu'il comptait remplir de mémoire. Il désignait ses sources, d'ailleurs, et par une manie singulière leur attribuait à toutes des valeurs numériques, dont il faisait la somme, laquelle correspondait au degré de crédibilité de chaque développement de l'histoire. Les quatre noms inscrits en caractères ordinaires étaient ses références, et il y avait encore un certain Ducrosne qui obtenait cinq sur un maximum possible de cinq; et un autre qui arrivait à trois. Le calepin renfermait toutes les données principales de l'affaire – et en outre de celles-ci une expression bizarre qui revenait une dizaine de fois entre guillemets. «Trente-neuf marches», telle était cette expression; et la dernière fois qu'il l'employait il la complétait ainsi: «Trente-neuf marches, je les ai comptées; marée haute à 22 h 17.» Je ne voyais rien à tirer de là.

La première chose que j'appris fut qu'il ne pouvait être question d'empêcher la guerre. Celle-ci viendrait, aussi sûrement que la fête de Noël: on l'avait décidée, affirmait Scudder, déjà depuis février 1912. Elle éclaterait à l'occasion de Karolidès. Son compte était réglé d'avance, et on l'enverrait ad patres le 14 juin, deux semaines et quatre jours après ce matin de mai. Je conclus des notes de Scudder que rien au monde ne pouvait l'empêcher. Son histoire de gardes épirotes qui tueraient père et mère était une vaste galéjade.

En second lieu, cette guerre serait une surprise complète pour l'Angleterre. La mort de Karolidès mettrait les Balkans en feu, sur quoi Vienne lancerait un ultimatum. Ce que n'admettrait pas la Russie, et il s'ensuivrait un échange de gros mots. Mais Berlin jouerait au pacificateur, et verserait de l'huile sur les vagues, jusqu'au moment où trouvant soudain un bon prétexte à querelle, il s'en emparerait, et en cinq heures nous tomberait dessus. Et ce plan, certes, était parfaitement combiné. Le miel des beaux discours, et puis un coup de traîtrise. Cependant que nous parlerions du bon vouloir et des bonnes intentions de l'Allemagne, nos côtes seraient subrepticement encerclées de mines, et des sous-marins guetteraient chacun de nos vaisseaux de guerre.

Mais tout cela dépendait d'une troisième chose, qui devait arriver le 15 juin. Je n'y aurais jamais rien compris s'il ne m'était arrivé jadis de faire la connaissance d'un officier de l'état-major français, revenant d'Afrique occidentale, qui m'avait raconté un tas de choses. Celle-ci entre autres, qu'en dépit de toutes les absurdités dites au parlement, il existait une vraie alliance effective entre la France et l'Angleterre, que les deux grands états-majors se rencontraient de temps à autre, et prenaient des mesures pour le cas de guerre en vue d'une action combinée. Or, en juin, un très grand manitou devait venir de Paris, et ce qu'on allait lui remettre n'était rien de moins que les plans de mobilisation de la flotte britannique. Du moins je compris qu'il s'agissait de quelque chose d'analogue; en tout cas, d'un document de la plus haute importance.

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