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– Adieu, vieux camarade, lui dis-je; je vais faire tout mon possible pour toi. Souhaite-moi bonne chance, où que tu sois.

Puis je restai dans le vestibule à attendre le laitier. Ce fut là le plus dur de l'affaire, car je n'en pouvais absolument plus d'être enfermé. 6 heures 30 passèrent; puis 6 heures 40, et toujours pas de laitier. Cet imbécile avait choisi ce jour entre tous pour venir en retard.

Une minute après 7 heures moins le quart je perçus au dehors le tintamarre des bidons. J'ouvris la porte du palier: notre homme était là, sifflotant, et dégageant mon bidon du faisceau qu'il portait.

Il tressauta un peu à mon apparition.

– Entrez donc un instant, lui dis-je. J'ai deux mots à vous dire.

Et je le fis passer dans la salle à manger.

– Je suis sûr que vous avez l'esprit sportif, repris-je, et j'ai besoin que vous me rendiez un service. Prêtez-moi votre calot et votre blouse pour dix minutes, et ce souverain est à vous.

Ses yeux s'élargirent à la vue de l'or, et il s'épanouit en un sourire.

– Qué jeu c'est-y? demanda-t-il.

– Un pari, fis-je. Je n'ai pas le temps de vous expliquer, mais pour le gagner il faut que je sois moi-même un laitier pendant dix minutes. Tout ce que vous avez à faire est de rester ici jusqu'à mon retour. Vous vous mettrez un peu en retard, mais cela ne fera de tort à personne, et vous aurez ce jaunet pour vous.

– Ça colle! fit-il joyeusement. C'est pas moi qui empêcherai jamais la rigolade. Tenez, patron, v'là les frusques.

Je mis son calot bleu et sa blouse blanche, empoignai les bidons, claquai ma porte, et descendis l'escalier en sifflant. Le portier, au bas, me conseilla de «fermer ma boîte», ce qui voulait dire que mon déguisement était congru.

Tout d'abord je pensai qu'il n'y avait personne dans la rue. Puis je découvris un policeman à cent mètres plus loin, et un vagabond qui traînait ses savates sur l'autre trottoir. Un instinct me fit lever les yeux vers la maison d'en face, et à une croisée du premier étage j'aperçus une figure. Le vagabond leva les yeux en passant, et je crus voir qu'on échangeait un signal.

Je traversai la rue, sifflant allègrement, et imitant l'allure faraude du laitier. Mais au premier tournant, je pris une rue transversale et la remontai jusqu'à hauteur d'un terrain vague. Comme la rue était déserte, je lançai les bidons de lait par-dessus la palissade et envoyai la coiffure et la blouse les rejoindre. Je venais à peine de mettre ma casquette lorsqu'un facteur déboucha du coin. Je lui souhaitai le bonjour et il me répondit d'un air naturel. À ce moment 7 heures sonnèrent à une église du voisinage.

Je n'avais plus une seconde à perdre. Sitôt arrivé dans Euston Road je pris mes jambes à mon cou. À l'horloge d'Euston Station je vis 7 heures 5. À Saint-Pancras je n'eus pas le loisir de prendre un billet, d'autant que j'ignorais encore ma destination. Un porteur me désigna le quai, où j'arrivai comme le convoi s'ébranlait. Deux employés de la gare tentèrent de me barrer le passage, mais je les esquivai et sautai en marche dans la dernière voiture.

Trois minutes plus tard, tandis que le train filait en grondant sous les tunnels du nord, un contrôleur grincheux m'interpellait. Il me délivra un billet pour Newton-Stewart, nom qui m'était revenu tout d'un coup à la mémoire, et il me fit passer du compartiment de première classe où je m'étais établi, dans une troisième «fumeurs», occupée par un marin et une grosse femme avec un poupon. Il s'éloigna tout irrité, et en m'épongeant le front je fis remarquer à mes voisins dans mon écossais le plus épais que c'était une rude affaire d'attraper un train. Je m'étais déjà pénétré de mon rôle.

– Je vous demande un peu, quel malhonnête, ce contrôleur! prononça la dame, d'un ton acerbe. Heureusement qu'il y a des Écossais pour le remettre à sa place. Voulait-il pas me faire prendre un billet pour cette moucheronne qui aura tout juste un an au mois d'août, et empêcher ce monsieur de cracher!

Le marin l'approuva d'un air flegmatique, et j'étrennai ma nouvelle vie dans une atmosphère de révolte contre l'autorité… Je me souvins que huit jours plus tôt je trouvais le monde fastidieux.

3 L'aventure de l'aubergiste littérateur

Il faisait ce jour-là un temps admirable pour voyager dans le Nord: un bel azur de mai, avec toutes les haies d'aubépine en fleurs, et je me demandais comment, lorsque j'étais encore un homme libre, j'avais pu rester indéfiniment à Londres, sans jouir de ce pays admirable. Je n'osai affronter le wagon-restaurant, et pris à Leeds un panier-repas que je partageai avec la grosse femme. Par la même occasion je pris les journaux du matin, qui donnaient les pronostics pour le Derby et les premières nouvelles de la saison de cricket, plus quelques entrefilets sur les affaires balkaniques et sur la visite à Kiel de l'escadre anglaise.

Les journaux parcourus, je tirai le petit calepin noir de Scudder et l'examinai. Il était presque tout rempli de notes, principalement de signes algébriques, parmi lesquels se détachait çà et là un nom en caractères ordinaires. Ainsi les mots «Hofgaard», «Lunéville» et «Avocado» revenaient très souvent, et plus encore le mot «Pavia».

Or, il me répugnait de croire que Scudder eût jamais rien fait sans motif, et je me persuadai qu'il y avait là-dessous un «chiffre». La cryptographie est un sujet qui m'a toujours intéressé, et j'en ai fait moi-même un peu jadis comme agent de renseignements à Delagoa-Bay, au cours de la guerre des Boers. J'ai des dispositions pour les échecs, la «patience» et les jeux analogues, et je m'estimais de bonne force dans le déchiffrement des cryptogrammes.

Celui-ci m'avait l'air d'appartenir au genre numérique, où des séries de signes correspondent aux lettres de l'alphabet; mais comme tout homme un peu subtil arrive à trouver la clef de ces documents-là en une heure ou deux de travail, je ne croyais pas que Scudder se serait contenté d'un procédé aussi simple. Je m'attachai donc aux mots en clair, car on peut composer un très bon cryptogramme numérique en se servant d'un mot-clef qui donne la série des lettres.

Je m'y essayai plusieurs heures, mais aucun des mots ne marchait. Je m'endormis et ne m'éveillai qu'à Dumfries, tout juste à temps pour sauter à bas et prendre le tortillard du Galloway. Il y avait sur le quai un homme dont la mine ne me revenait guère, mais il ne m'accorda même pas un coup d'œil, et j'en compris la raison lorsque je m'aperçus dans la glace d'un distributeur automatique. Avec ma figure basanée, ma vieille défroque et ma dégaine pesante, je ressemblais comme deux gouttes d'eau à l'un de ces paysans de la montagne qui s'entassaient dans les voitures de troisième.

Je voyageai avec une demi-douzaine de ceux-ci dans une atmosphère de gros tabac et de pipes en terre. Ils revenaient du marché, et n'avaient à la bouche que des prix. Je les entendis parler des résultats de l'agnèlement dans les vallées du Cairn, du Deuch, et de dix autres rivières aussi énigmatiques. Une bonne moitié de ces hommes avaient déjeuné copieusement et exhalaient une forte odeur de whisky, mais ils ne firent aucune attention à moi. Nous roulâmes lentement à travers une région de petites vallées boisées, puis ce fut une vaste étendue de bruyère déserte, coupée d'eaux miroitantes, et enclose de hauts sommets bleuâtres à l'horizon du nord.

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