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Mais à la date du 15 juin il se trouverait d'autres personnages à Londres – et sur ceux-là je ne pouvais faire que des conjectures. Scudder se bornait à les appeler collectivement la «Pierre-Noire». Ils représentaient non pas nos alliés, mais nos ennemis mortels; et c'était dans leurs poches qu'allait passer le document destiné à la France. Or celui-ci devait, qu'on ne l'oublie pas, se transformer à l'improviste, huit ou quinze jours plus tard, dans les ténèbres d'une nuit d'été, en coups de canons et en torpilles véloces.

Telle était l'histoire que je venais de déchiffrer dans une chambre d'auberge rustique, ayant vue sur un carré de choux. Telle était l'histoire qui me bourdonnait dans le cerveau tandis que je lançais de vallon en vallon la puissante voiture de tourisme.

Ma première impulsion avait été d'écrire une lettre au premier ministre, mais un peu de réflexion me fit voir l'inanité de cette démarche. Qui donc croirait à mon récit? Je devais pour cela montrer un signe, une preuve à l'appui, et Dieu sait si j'en étais capable. Avant tout il me fallait durer moi-même, et me trouver prêt à agir quand le moment serait venu; et cette tâche ne serait déjà pas si aisée avec la police des îles Britanniques sonnant l'hallali derrière moi, et les sectateurs de la Pierre-Noire courant sur mes traces, invisibles et rapides.

À défaut d'un but bien déterminé, je dirigeais ma course vers l'est d'après le soleil, car la carte m'avait appris qu'en allant au nord j'arriverais dans une région de mines de houille et de villes industrielles. Je ne tardai pas à quitter les hauteurs de bruyère pour m'engager dans une large vallée. Sur un parcours de plusieurs milles je côtoyai en vitesse la muraille d'un parc, où j'aperçus un grand château par une éclaircie des ramures. Je passai par de vieux villages à toits de chaume, et par-dessus de paisibles cours d'eau, et devant des jardins éclatants d'aubépine et de jaune cytise. Une paix si profonde enveloppait la terre que je croyais difficilement que, quelque part derrière moi, il y avait des gens acharnés contre ma vie; et voire, en outre, que d'ici un mois, sous la seule réserve qu'une chance inouïe ne me favorisât, ces faces rondes de villageois seraient défaites et altérées, et des cadavres joncheraient les campagnes d'Angleterre.

Vers midi, j'arrivai dans un long village isolé, où je fus tenté de faire halte pour manger. Au beau milieu de la rue se trouvait le bureau de poste, sur les marches duquel se tenait la receveuse penchée sur un télégramme en compagnie d'un policier. Ils eurent un haut-le-corps en m'apercevant, et le policier leva le bras et me cria de stopper.

Je faillis commettre la sottise d'obéir. Mais j'entrevis dans un éclair que le télégramme me concernait; que mes bons amis de l'auberge s'étaient entendus et réunis dans le même désir de faire ma plus ample connaissance, et qu'il leur avait été bien facile de télégraphier le signalement de ma personne et de l'auto dans les trente villages par lesquels je pouvais passer. Je lâchai les freins, mais il n'était que temps: le policier avait agrippé la capote, et il ne quitta prise qu'après avoir reçu mon poing gauche dans l'œil.

Je compris que ma place n'était pas sur les grandes routes, et que je devais me cantonner dans les chemins de traverse. Ce n'était pas facile sans carte; je risquais de tomber sur un chemin de ferme qui m'enverrait dans une mare aux canards ou dans une cour d'écurie, et je ne pouvais m'offrir un retard de ce genre. Je vis enfin quelle gaffe j'avais commise en volant l'auto. Cette grosse machine verte était le plus sûr moyen de me faire repérer sur toute l'étendue de l'Écosse. Et si je l'abandonnais pour continuer à pied, on la découvrirait au bout d'une heure ou deux, et je perdais mon avance dans la poursuite.

La première chose à faire était d'emprunter les routes les plus désertes. Ces routes, je les trouvai bientôt quand j'eus rencontré l'affluent d'une grande rivière et me fus engagé dans une gorge enclose de parois abruptes, puis au-delà sur une route en zigzag qui grimpait à un col. Je n'y rencontrai personne, mais comme elle me conduisait trop au nord, j'obliquai vers l'est par un mauvais sentier et rencontrai finalement une grande ligne de chemin de fer à double voie. Derrière celle-ci et sous mes pieds je découvris une autre vallée assez large, et m'avisai qu'en la traversant je pourrais trouver une auberge isolée où passer la nuit. Le soir tombait, et la faim me torturait, car je n'avais rien mangé depuis le matin que deux brioches achetées à la voiture d'un boulanger.

À ce moment précis un vrombissement me fit lever la tête, et patatras! cet infernal aéroplane était là, volant bas, à une dizaine de milles dans le sud et arrivant sur moi en vitesse.

J'eus la présence d'esprit de me rappeler que, sur la lande nue, j'étais à la merci d'un avion, et que mon unique espoir était d'atteindre le couvert des arbres, dans la vallée. Du haut en bas de la colline je filai comme un tonnerre, détournant la tête chaque fois que je l'osais, pour surveiller cette sacrée machine volante. J'arrivai bientôt sur une route enclose de haies, qui plongeait dans le ravin encaissé d'un cours d'eau. Puis vint un petit bois touffu où je ralentis l'allure.

Soudain sur ma gauche j'entendis le coup de sirène d'une autre auto, et vis avec effroi que j'allais arriver à la hauteur d'un portail par où un chemin privé débouchait sur la grand-route. Ma corne émit un beuglement désespéré, mais il était trop tard. Je bloquai les freins, mais la vitesse acquise m'emporta, et devant moi une autre auto jaillit en travers de mon chemin. Une seconde de plus et c'était l'écrabouillement. Je fis la seule chose possible, et me jetai en plein dans la haie à droite, comptant trouver quelque chose de mou par-derrière.

Vain espoir! Ma voiture entra dans la haie comme dans du beurre, et piqua de l'avant en un plongeon vertigineux. Voyant ce qui se passait, je bondis sur mon siège, afin de sauter à bas. Mais une branche d'aubépine m'attrapa en pleine poitrine, me souleva et me retint, cependant qu'une tonne de métal coûteux filait par-dessous moi, faisait panache, et déboulait avec un fracas formidable d'une hauteur de cinquante pieds dans le lit du ruisseau.

Peu à peu la branche céda. Elle me déposa délicatement, d'abord sur la haie, puis de là sur un berceau d'orties. Comme je reprenais pied, une main me saisit par le bras, et une voix compatissante et tout effrayée me demanda si j'étais blessé.

Je me trouvai en présence d'un grand jeune homme en lunettes d'automobiliste et paletot de cuir, qui sans arrêt maudissait sa maladresse et se confondait en excuses. Pour ma part, dès que je fus un peu remis de mon alerte, j'éprouvai plutôt de la joie. C'était là une façon comme une autre de me débarrasser de la voiture.

– C'est ma faute, monsieur, lui répondis-je. Je me félicite de n'avoir pas ajouté un homicide à mes autres folies. Voilà la fin de mon tour d'Écosse automobile, mais ç'a failli être aussi la fin de ma vie.

Il tira sa montre et se livra dessus à un calcul.

– Vous êtes un type de la bonne espèce, dit-il. J'ai un quart d'heure à perdre, et mon logis est à deux minutes d'ici. Je vais m'occuper de vous rhabiller, de vous faire manger et de vous donner un lit. Où est votre bagage, entre parenthèses? Est-il tombé au fond du ravin avec la voiture?

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