Ainsi, les nécessités qu'imposé un métier, transforment et enrichissent le monde. Il n'est même point besoin de nuit semblable pour faire découvrir par le pilote de ligne un sens nouveau aux vieux spectacles. Le paysage monotone, qui fatigue le passager, est déjà autre pour l'équipage. Cette masse nuageuse, qui barre l'horizon, cesse pour lui d'être pour lui un décor: elle intéressera ses muscles et lui posera des problèmes. Déjà il en tient compte, il la mesure, un langage véritable la lie à lui. Voici un pic, lointain encore: quel visage montrera-t-il? Au clair de lune, il sera le repère commode. Mais si le pilote
vole en aveugle, corrige difficilement sa dérive, et doute de sa position, le pic se changera en explosif, il remplira de sa menace la nuit entière, de même qu'une seule mine immergée, promenée au gré des courants, gâte toute la mer.
Ainsi varient aussi les océans. Aux simples voyageurs, la tempête demeure invisible: observées de si haut, les vagues n'offrent point de relief, et les lots d'embrun paraissent immobiles. Seules de grandes palmes blanches s'étalent, marquées de nervures et de bavures, prises dans une sorte de gel. Mais l'équipage juge qu'ici tout amerrissage est interdit. Ces palmes sont, pour lui, semblables à de grandes fleurs vénéneuses.
Et même le voyage est un voyage heureux, le pilote qui navigue quelque part, sur son tronçon de ligne, n'assiste pas à un simple spectacle. Ces couleurs de la terre et du ciel, ces traces de vent sur la mer, ces nuages dorés du crépuscule, il ne les admire point, mais les médite. Semblable au paysan qui fait sa tournée dans son domaine et qui prévoit, à mille signes, la marche du printemps, la menace du gel, l'annonce de la pluie, le pilote de métier, lui aussi, déchiffre des signes de neige, des signes de brume, des signes de nuit bienheureuse. La machine, qui semblait d'abord l'en écarter, le soumet avec plus de rigueur encore aux grands problèmes naturels. Seul au milieu du vaste tribunal qu'un ciel de tempête lui compose, ce pilote dispute son courrier à trois divinités élémentaires, la montagne, la mer et l'orage.
Chapitre II Les camarades
I
Quelques camarades, dont Mermoz, fondèrent la ligne française de Casablanca à Dakar, à travers le Sahara insoumis. Les moteurs d'alors ne résistant guère, une panne livra Mermoz aux Maures; ils hésitèrent à le massacrer, le gardèrent quinze jours prisonnier, puis le revendirent. Et Mermoz reprit ses courriers au-dessus des mêmes territoires.
Lorsque s'ouvrit la ligne d'Amérique, Mermoz, toujours à l'avant-garde, fut chargé d'étudier le tronçon de Buenos Aires à Santiago et, après un sur le Sahara, de bâtir un pont au-dessus des Andes. On lui confia un avion qui plafonnait à cinq mille deux cents mètres. Les crêtes de la Cordillère s'élèvent à sept mille mètres. Et Mermoz décolla chercher des trouées. Après le sable, Mermoz affronta la montagne, ces pics qui, dans le vent, lâchent leur écharpe de neige, ce palissement des choses avant l'orage, ces remous si durs qui, subis entre deux murailles de rocs, obligent le pilote à une sorte de lutte au couteau. Mermoz s'engageait dans ces combats sans rien connaître de l'adversaire, sans savoir si l'on sort en vie de telles étreintes. Mermoz «essayait» pour les autres.
Enfin, un jour, à force «d'essayer», il se découvrit prisonnier des Andes.
Échoués, à quatre mille mètres d'altitude, sur un plateau aux parois verticales, son mécanicien et lui cherchèrent pendant deux jours à s'évader. Ils étaient pris. Alors, ils jouèrent leur dernière chance, lancèrent l'avion vers le vide, rebondirent durement sur le sol inégal, jusqu'au précipice, où ils coulèrent. L'avion, dans la chute, prit enfin assez de vitesse pour obéir de nouveau aux commandes. Mermoz le redressa face à une crête, toucha la crête, et, l'eau fusant de toutes les tubulures crevées dans la nuit par le gel, déjà en panne après sept minutes de vol, découvrit la plaine chilienne, sous lui, comme une Terre promise.
Le lendemain, il recommençait.
Quand les Andes furent bien explorées, une fois la technique des traversées bien au point, Mermoz confia ce tronçon à son camarade Guillaumet et s'en fut explorer la nuit.
L'éclairage de nos escales n'était pas encore réalisé, et sur les terrains d'arrivée, par nuit noire on alignait en face de Mermoz la maigre illumination de trois feux d'essence.
Il s'en tira et ouvrit la route.
Lorsque la nuit fut bien apprivoisée, Mermoz essaya l'Océan. Et le courrier, dès 1931, fut transporté, pour la première fois, en quatre jours, de Toulouse à Buenos Aires. Au retour, Mermoz subit une panne d'huile au centre de l'Atlantique Sud et sur une mer démontée. Un navire le sauva, lui, son courrier et son équipage.
Ainsi Mermoz avait défriché les sables, la montagne, la nuit et la mer. Il avait sombré plus d'une fois dans les sables, la montagne, la nuit et la mer. Et quand il était revenu, ç'avait toujours été pour repartir.
Enfin, après douze années de travail, comme il survolait une fois de plus l'Atlantique Sud, il signala par un bref message qu'il coupait le moteur arrière droit. Puis le silence se fit.
La nouvelle ne semblait guère inquiétante, et, cependant, après dix minutes de silence, tous les radio de la ligne, de Paris jusqu'à Buenos Aires, commencèrent leur veille dans l'angoisse. Car si dix minutes de retard n'ont guère de sens dans la journalière, elles prennent dans l'aviation postale
une lourde signification. Au cœur de ce temps mort, un événement encore inconnu se trouve enfermé. Insignifiant ou malheureux, il est désormais révolu. La destinée a prononcé son jugement, et, contre ce jugement, il n'est plus d'appel: une main de fer a gouverné un équipage vers l'amerrissage sans gravité ou l'écrasement. Mais le verdict n'est pas signifié à ceux qui attendent.
Lequel d'entre nous n'a point connu ces espérances de plus fragiles, ce silence qui empire minute en minute comme une maladie fatale? Nous espérions, puis les heures se sont écoulées et, peu à peu, il s'est fait tard. Il nous a bien fallu comprendre que nos camarades ne rentreraient plus, qu'ils reposaient dans cet Atlantique Sud dont ils avaient si souvent labouré le ciel. Mermoz, décidément, s'était retranché derrière son ouvrage, pareil au moissonneur qui, ayant bien lié sa gerbe, se couche dans son champ.
Quand un camarade meurt ainsi, sa mort paraît encore un acte qui est dans l'ordre du métier, et, tout d'abord, blesse peut-être moins qu'une autre mort. Certes il s'est éloigné celui-là, ayant subi sa dernière mutation d'escale, mais sa présence ne nous manque pas encore en profondeur comme pourrait nous manquer le pain.
Nous avons en effet l'habitude d'attendre longtemps les rencontres. Car ils sont dispersés dans le monde, les camarades de ligne, de Paris à Santiago du Chili, isolés un peu comme des sentinelles qui ne se parleraient guère. Il faut le hasard des voyages pour rassembler, ici ou là, les membres dispersés de la grande famille professionnelle. Autour de la table d'un soir, à Casablanca, à Dakar, à Buenos Aires, on reprend, après des années de silence, ces conversations interrompues, on se renoue aux vieux souvenirs. Puis l'on repart. La terre ainsi est à la fois déserte et riche. Riche de ces jardins secrets, cachés, difficiles à atteindre, mais auxquels le métier nous ramène toujours, un jour ou l'autre. Les camarades, la vie peut-être nous en écarte, nous empêche d'y beaucoup penser, mais ils sont quelque part, on ne sait trop où, silencieux et oubliés, mais tellement fidèles! Et si nous croisons leur chemin, ils nous secouent par les épaules avec de belles flambées de joie! Bien sûr, nous avons l'habitude d'attendre…