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«Ah! c’est dommage…, me dit Prévot.

– Pourquoi?

– On pouvait si bien en finir d’un coup!…»

Mais il ne faut pas abdiquer si vite. Prévot et moi nous nous ressaisissons. Il ne faut pas perdre la chance, aussi faible qu’elle soit, d’un sauvetage miraculeux par voie des airs. Il ne faut pas, non plus, rester sur place, et manquer peut-être l’oasis proche. Nous marcherons aujourd’hui tout le jour. Et nous reviendrons à notre appareil. Et nous inscrirons, avant de partir, notre programme en grandes majuscules sur le sable.

Je me suis donc roulé en boule et je vais dormir jusqu’à l’aube. Et je suis très heureux de m’endormir. Ma fatigue m’enveloppe d’une multiple présence. Je ne suis pas seul dans le désert, mon demi-sommeil est peuplé de voix, de souvenirs et de confidences chuchotées. Je n’ai pas soif encore, je me sens bien, je me livre au sommeil comme à l’aventure. La réalité perd du terrain devant le rêve…

Ah! ce fut bien différent quand vint le jour!

IV

J’ai beaucoup aimé le Sahara. J’ai passé des nuits en dissidence. Je me suis réveillé dans cette étendue blonde où le vent a marqué sa houle comme sur la mer. J’y ai attendu des secours en dormant sous mon aile, mais ce n’était point comparable.

Nous marchons au versant de collines courbes. Le sol est composé de sable entièrement recouvert d’une seule couche de cailloux brillants et noirs. On dirait des écailles de métal, et tous les dômes qui nous entourent brillent comme des armures. Nous sommes tombés dans un monde minéral. Nous sommes enfermés dans un paysage de fer.

La première crête franchie, plus loin s’annonce une autre crête semblable, brillante et noire. Nous marchons en raclant la terre de nos pieds, pour inscrire un fil conducteur, afin de revenir plus tard. Nous avançons face au soleil. C’est contre toute logique que j’ai décidé de faire du plein est, car tout m’incite à croire que j’ai franchi le Nil: la météo, mon temps de vol. Mais j’ai fait une courte tentative vers l’ouest et j’ai éprouvé un malaise que je ne me suis point expliqué, j’ai alors remis l’ouest à demain. Et j’ai provisoirement sacrifié le nord qui cependant mène à la mer. Trois jours plus tard, quand nous déciderons, dans un demi-délire, d’abandonner définitivement notre appareil et de marcher droit devant nous jusqu’à la chute, c’est encore vers l’est que nous partirons. Plus exactement vers l’est-nord-est. Et ceci encore contre toute raison, de même que contre tout espoir. Et nous découvrirons, une fois sauvés, qu’aucune autre direction ne nous eût permis de revenir, car vers le nord, trop épuisés, nous n’eussions pas non plus atteint la mer. Aussi absurde que cela me paraisse, il me semble aujourd’hui que, faute d’aucune indication qui pût peser sur notre choix, j’ai choisi cette direction pour la seule raison qu’elle avait sauvé mon ami Guillaumet dans les Andes, où je l’ai tant cherché. Elle était devenue, pour moi, confusément, la direction de la vie.

Après cinq heures de marche le paysage change. Une rivière de sable semble couler dans une vallée et nous empruntons ce fond de vallée. Nous marchons à grands pas, il nous faut aller le plus loin possible et revenir avant la nuit, si nous n’avons rien découvert. Et tout à coup je stoppe:

«Prévot.

– Quoi?

– Les traces…»

Depuis combien de temps avons-nous oublié de laisser derrière nous un sillage? Si nous ne le retrouvons pas, c'est la mort.

Nous faisons demi-tour, mais en obliquant sur la droite. Lorsque nous serons assez loin, nous virerons perpendiculairement à notre direction première, et nous recouperons nos traces, là où nous les marquions encore.

Ayant renoué ce fil nous repartons. La chaleur monte, et, avec elle, naissent les mirages. Mais ce ne sont encore que des mirages élémentaires. De grands lacs se forment, et s’évanouissent quand nous avançons. Nous décidons de franchir la vallée de sable, et de faire l’escalade du dôme le plus élevé afin d’observer l’horizon. Nous marchons déjà depuis six heures. Nous avons dû, à grandes enjambées, totaliser trente-cinq kilomètres. Nous sommes parvenus au faîte de cette croupe noire, où nous nous asseyons en silence. Notre vallée de sable, à nos pieds, débouche dans un désert de sable sans pierres, dont l’éclatante lumière blanche brûle les yeux. À perte de vue c’est le vide. Mais, à l’horizon, des jeux de lumière composent des mirages déjà plus troublants. Forteresses et minarets, masses géométriques à lignes verticales. J’observe aussi une grande tache noire qui simule la végétation, mais elle est surplombée par le dernier de ces nuages qui se sont dissous dans le jour et qui vont renaître ce soir. Ce n’est que l’ombre d’un cumulus.

Il est inutile d’avancer plus, cette tentative ne conduit nulle part. Il faut rejoindre notre avion, cette balise rouge et blanche qui, peut-être, sera repérée par les camarades. Bien que je ne fonde point d’espoir sur ces recherches, elles m'apparaissent comme la seule chance de salut. Mais surtout nous avons laissé là-bas nos dernières gouttes de liquide, et déjà il nous faut absolument les boire. Il nous faut revenir pour vivre. Nous sommes prisonniers de ce cercle de fer la courte autonomie de notre soif.

Mais qu’il est difficile de faire demi-tour quand on marcherait peut-être vers la vie! Au-delà des mirages, l’horizon est peut-être riche de cités véritables, de canaux d’eau douce et de prairies. Je sais que j’ai raison de faire demi-tour. Et j’ai, cependant, l’impression de sombrer, quand je donne ce terrible coup de barre.

Nous nous sommes couchés auprès de l’avion. Nous avons parcouru plus de soixante kilomètres. Nous avons épuisé nos liquides.

Nous n’avons rien reconnu vers l’est et aucun camarade n’a survolé ce territoire. Combien de temps résisterons-nous? Nous avons déjà tellement soif…

Nous avons bâti un grand bûcher, en empruntant quelques débris à l’aile pulvérisée. Nous avons préparé l’essence et les tôles de magnésium qui donnent un dur éclat blanc. Nous avons attendu que la nuit fût bien noire pour allumer notre incendie… Mais où sont les hommes?

Maintenant la flamme monte. Religieusement nous regardons brûler notre fanal dans le désert. Nous regardons resplendir dans la nuit notre silencieux et rayonnant message. Et je pense que s'il emporte un appel déjà pathétique, il emporte aussi beaucoup d’amour. Nous demandons à boire, mais nous demandons aussi à communiquer. Qu’un autre feu s’allume dans la nuit, les hommes seuls disposent du feu, qu'ils nous répondent!

Je revois les yeux de ma femme. Je ne verrai rien de plus que ces yeux. Ils interrogent. Je revois les yeux de tous ceux qui, peut-être, tiennent à moi. Et ces yeux interrogent. Toute une assemblée de regards me reproche mon silence. Je réponds! Je réponds! Je réponds de toutes mes forces, je ne puis jeter, dans la nuit, de flamme plus rayonnante!

J’ai fait ce que j’ai pu. Nous avons fait ce que nous avons pu: soixante kilomètres presque sans boire. Maintenant nous ne boirons plus. Est-ce notre faute si nous ne pouvons pas attendre bien longtemps? Nous serions restés là, si sagement, à téter nos gourdes. Mais dès la seconde où j'ai aspiré le fond du gobelet d’étain, une horloge s’est mise en marche. Dès la seconde où j’ai sucé la dernière goutte, j’ai commencé à descendre une pente. Qu’y puis-je si le temps m’emporte comme un fleuve? Prévot pleure. Je lui tape sur l’épaule. Je lui dis, pour le consoler:

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