Et à nous, que nous manque-t-il?
Que trouverais-tu ici, sergent, qui t’apportât le sentiment de ne plus trahir ta destinée? Peut-être ce bras fraternel qui souleva ta tête endormie, peut-être ce sourire tendre qui ne plaignait pas, mais partageait? «Eh! camarade…» Plaindre, c’est encore être deux. C’est encore être divisé. Mais il existe une altitude des relations où la reconnaissance comme la pitié perdent leur sens. C’est là que l’on respire comme un prisonnier délivré.
Nous avons connu cette union quand nous franchissions, par équipe de deux avions, un Rio de Oro insoumis encore. Je n’ai jamais entendu le naufragé remercier son sauveteur. Le plus souvent, même, nous nous insultions, pendant l’épuisant transbordement d’un avion à l’autre, des sacs de poste: «Salaud! si j’ai eu la panne, c’est ta faute, avec ta rage de voler à deux mille, en plein dans les courants contraires! Si tu m’avais suivi plus bas, nous serions déjà à Port-Étienne!» et l’autre qui offrait sa vie se découvrait honteux d’être un salaud. De quoi d’ailleurs l’eussions-nous remercié? Il avait droit lui aussi à notre vie. Nous étions les branches d’un même arbre. Et j’étais orgueilleux de toi, qui me sauvais!
Pourquoi t’aurait-il plaint, sergent, celui qui te préparait pour la mort? Vous preniez ce risque les uns pour les autres. On découvre à cette minute-là cette unité qui n’a plus besoin de langage. J’ai compris ton départ. Si tu étais pauvre à Barcelone, seul peut-être après le travail, si ton corps même n’avait point de refuge, tu éprouvais ici le sentiment de t’accomplir, tu rejoignais l’universel; voici que toi, le paria, tu étais reçu par l’amour.
Je me moque bien de connaître s’ils étaient sincères ou non, logiques ou non, les grands mots des politiciens qui t’ont peut-être ensemencé. S’ils ont pris sur toi, comme peuvent germer des semences, c’est qu’ils répondaient à tes besoins. Tu es seul juge. Ce sont les terres qui savent reconnaître le blé.
III
Liés à nos frères par un but commun et qui se situe en dehors de nous, alors seulement nous respirons et l’expérience nous montre qu’aimer ce n’est point nous regarder l’un l’autre mais regarder ensemble dans la même direction. Il n’est de camarades que s’ils s’unissent dans la même cordée, vers le même sommet en quoi ils se retrouvent. Sinon pourquoi, au siècle même du confort, éprouverions-nous une joie si pleine à partager nos derniers vivres dans le désert? Que valent là contre les prévisions des sociologues? À tous ceux d’entre nous qui ont connu la grande joie des dépannages sahariens, tout autre plaisir a paru futile.
C’est peut-être pourquoi le monde d’aujourd’hui commence à craquer autour de nous. Chacun s’exalte pour des religions qui lui promettent cette plénitude. Tous, sous les mots contradictoires, nous exprimons les mêmes élans. Nous nous divisons sur des méthodes qui sont les fruits de nos raisonnements, non sur les buts: ils sont les mêmes.
Dès lors, ne nous étonnons pas. Celui qui ne soupçonnait pas l’inconnu endormi en lui, mais l’a senti se réveiller une seule fois dans une cave d’anarchistes à Barcelone, à cause du sacrifice, de l’entraide, d’une image rigide de la justice, celui-là ne connaîtra plus qu’une vérité: la vérité des anarchistes. Et celui qui aura une fois monté la garde pour protéger un peuple de petites nonnes agenouillées, épouvantées, dans les monastères d’Espagne, celui-là mourra pour l’Église.
Si vous aviez objecté à Mermoz, quand il plongeait vers le versant chilien des Andes, avec sa victoire dans le cœur, qu’il se trompait, qu’une lettre de marchand, peut-être, ne valait pas le risque de sa vie, Mermoz eût ri de vous. La vérité, c’est l’homme qui naissait en lui quand il passait les Andes.
Si vous voulez convaincre de l’horreur de la guerre celui qui ne refuse pas la guerre, ne le traitez point de barbare cherchez à le comprendre avant de le juger.
Considérez cet officier du Sud qui commandait, lors de la guerre du Rif, un poste avancé, planté en coin entre deux montagnes dissidentes. Il recevait, un soir, des parlementaires descendus du massif de l’ouest. Et l’on buvait le thé, comme il se doit, quand la fusillade éclata. Les tribus du massif de l’est attaquaient le poste. Au capitaine qui les expulsait pour combattre, les parlementaires ennemis répondirent: «Nous sommes tes hôtes aujourd’hui. Dieu ne permet pas qu’on t’abandonne…» Ils se joignirent donc à ses hommes, sauvèrent le poste, puis regrimpèrent dans leur nid d’aigle.
Mais la veille du jour où, à leur tour, ils se préparent à l’assaillir, ils envoient des ambassadeurs au capitaine:
«L’autre soir, nous t’avons aidé…
– C'est vrai…
– Nous avons brûlé pour toi trois cents cartouches…
– C’est vrai.
– Il serait juste de nous les rendre.»
Et le capitaine, grand seigneur, ne peut exploiter un avantage qu’il tirerait de leur noblesse. Il leur rend les cartouches dont on usera contre lui.
La vérité pour l’homme, c’est ce qui fait de lui un homme. Quand celui-là qui a connu cette dignité des rapports, cette loyauté dans le jeu, ce don mutuel d’une estime qui engage la vie, compare cette élévation, qui lui fut permise, à la médiocre bonhomie du démagogue qui eût exprimé sa fraternité aux mêmes Arabes par de grandes claques sur les épaules, les eût flattés mais en même temps humiliés, celui-là n’éprouvera à votre égard, si vous raisonnez contre lui, qu’une pitié un peu méprisante. Et c’est lui qui aura raison.
Mais vous aurez également raison de haïr la guerre.
Pour comprendre l’homme et ses besoins, pour le connaître dans ce qu’il a d’essentiel, il ne faut pas opposer l’une à l’autre l’évidence de vos vérités. Oui, vous avez raison. Vous avez tous raison. La logique démontre tout. Il a raison celui-là même qui rejette les malheurs du monde sur les bossus. Si nous déclarons la guerre aux bossus, nous apprendrons vite à nous exalter. Nous vengerons les crimes des bossus. Et certes les bossus aussi commettent des crimes.
Il faut, pour essayer de dégager cet essentiel, oublier un instant les divisions, qui, une fois admises, entraînent tout un Coran de vérités inébranlables et le fanatisme qui en découle. On peut ranger les hommes en hommes de droite et en hommes de gauche, en bossus et en non bossus, en fascistes et en démocrates, et ces distinctions sont inattaquables. Mais la vérité, vous le savez, c’est ce qui simplifie le monde et non ce qui crée le chaos. La vérité, c’est le langage qui dégage l’universel. Newton n’a point «découvert» une loi longtemps dissimulée à la façon d’une solution de rébus, Newton a effectué une opération créatrice. Il a fondé un langage d’homme qui pût exprimer à la fois la chute de la pomme dans un pré ou l’ascension du soleil. La vérité, ce n’est point ce qui se démontre, c’est ce qui simplifie.
À quoi bon discuter les idéologies? Si toutes se démontrent, toutes aussi s’opposent, et de telles discussions font désespérer du salut de l’homme. Alors que l’homme, partout, autour de nous, expose les mêmes besoins.
Nous voulons être délivrés. Celui qui donne un coup de pioche veut connaître un sens à son coup de pioche. Et le coup de pioche du bagnard, qui humilie le bagnard, n’est point le même que le coup de pioche du prospecteur, qui grandit le prospecteur. Le bagne ne réside point là où des coups de pioche sont donnés. Il n’est pas d’horreur matérielle. Le bagne réside là où des coups de pioche sont donnés qui n’ont point de sens, qui ne relient pas celui qui les donne à la communauté des hommes.