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Mais pourtant ses nerfs se révoltaient parfois, aux heures d'agacement, devant toute cette «saleté», et il lui arrivait très souvent, lorsqu'il rentrait chez lui, de ne pénétrer dans sa chambre qu'avec dégoût.

Ce soir-là, Veltchaninov prit à peine le temps de se déshabiller. Il se jeta sur son lit, fermement décidé à ne penser à rien, et coûte que coûte, à s'endormir «à l'instant même». Chose bizarre, à peine sa tête fut-elle posée sur l'oreiller que le sommeil le prit. Il y avait bien un mois que cela ne lui était arrivé.

Veltchaninov dormit ainsi trois heures entières, trois heures pleines de ces cauchemars que l'on a dans les nuits de fièvre. Il rêva qu'il avait commis un crime, un crime qu'il niait, et dont l'accusaient, d'un commun accord, des gens qui survenaient de partout. Une foule énorme s'était amassée et il entrait des gens, toujours, par la porte grande ouverte. Puis toute son attention se concentrait sur un homme bizarre, qu'il avait très bien connu jadis, qui était mort, et qui maintenant se présentait subitement à lui. Le plus pénible, c'est que Veltchaninov ne savait pas qui était cet homme, qu'il avait oublié son nom et ne pouvait le retrouver; tout ce qu'il savait, c'est que jadis il l'avait beaucoup aimé. Tous les gens qui étaient là attendaient de cet homme le mot décisif, une accusation formelle contre Veltchaninov ou sa justification. Mais l'homme restait assis auprès de la table, immobile, obstinément silencieux. Le bruit ne cessait pas, l'irritation grandissait; tout à coup, Veltchaninov, exaspéré par le silence de l'homme, le frappa: et aussitôt il ressentit un apaisement étrange. Son cœur, serré par la terreur et la souffrance, se remit à battre paisiblement. Une sorte de rage le prit, il frappa un second coup, puis un troisième, puis, comme grisé de fureur et de peur, dans une ivresse qui allait jusqu'à l'égarement, il frappa, s'apaisant à mesure, il frappa sans compter, sans s'arrêter. Il voulait anéantir tout, tout cela. Soudain, il arriva ceci: tous poussèrent un cri d'effroi et se ruèrent vers la porte, et au même instant trois coups de sonnette vigoureux se firent entendre si forts qu'il semblait que l'on voulût arracher la sonnette. Veltchaninov s'éveilla, ouvrit les yeux, sauta à bas de son lit, courut à la porte, il était certain que les coups de sonnette étaient réels, qu'il ne les avait pas rêvés, que quelqu'un était là qui voulait entrer. «Ce serait trop étrange, qu'un bruit si net, si réel, ne fût qu'un rêve!»

À sa grande surprise, l'appel de la sonnette n'était qu'un rêve. Il ouvrit la porte, sortit sur le palier, jeta un regard dans l'escalier: – décidément, personne. Le cordon de sonnette pendait immobile. Surpris, mais satisfait, il rentra dans sa chambre. Il alluma une bougie, et se rappela que la porte n'était que poussée, qu'elle n'était fermée ni à clef, ni au verrou. Il lui était souvent arrivé de commettre cet oubli, sans y attacher la moindre importance. Parlaguéia le lui avait plusieurs fois fait remarquer. Il retourna dans l'antichambre, ouvrit encore une fois la porte, jeta encore un coup d'œil au-dehors, puis referma et tira simplement les verrous, sans toucher à la clef. À ce moment, l'horloge sonna deux heures et demie: il avait dormi trois heures.

Son rêve l'avait si fort énervé qu'il ne voulut pas se recoucher tout de suite et qu'il préféra se promener une demi-heure par la chambre – «le temps de fumer un cigare». Il s'habilla sommairement, s'approcha de la fenêtre, souleva l'épais rideau de soie et puis le store blanc. Déjà l'aube éclairait la rue. Les claires nuits d'été de Pétersbourg avaient toujours ébranlé fortement ses nerfs. Dans les derniers temps, elles avaient rendu ses insomnies si fréquentes, qu'il avait dû, deux semaines auparavant, suspendre à ses fenêtres d'épais rideaux de soie qui le défendaient parfaitement de la lumière du dehors. Laissant entrer le jour, et oubliant la bougie allumée sur la table, il se mit à se promener de long en large, tout entier à une sensation de souffrance poignante. L'impression que lui avait laissée son rêve persistait. Il éprouvait toujours une douleur profonde à l'idée qu'il avait pu lever la main sur cet homme et le frapper.

«Mais il n'existe pas, cet homme, et il n'a jamais existé! Toute cette histoire dont je m'afflige n'est qu'un rêve!»

Résolument, comme si sur ce point se concentraient tous ses soucis, il se mit à penser que décidément il était malade, «un homme malade».

Il lui avait toujours été pénible de reconnaître qu'il vieillissait ou que sa santé était mauvaise, et, dans ses heures noires, il mettait de l'acharnement à s'exagérer l'un ou l'autre de ces maux, à dessein, pour se railler lui-même.

– C'est la vieillesse! Oui, je vieillis terriblement, murmura-t-il en marchant de long en large. Je perds la mémoire, j'ai des visions, des rêves, j'entends des coups de sonnette… Le diable m'emporte! Je sais par expérience que des cauchemars de ce genre sont chez moi signe de fièvre… Je suis bien sûr que toute cette «histoire» de crêpe n'est peut-être aussi qu'un rêve. Décidément, j'avais raison hier: c'est moi, c'est moi qui m'acharne après lui, ce n'est pas lui. Je m'en suis fait un monstre et j'en ai peur, et je cours me sauver sous la table. Et puis, pourquoi est-ce que je l'appelle canaille? C'est peut-être un homme très bien. Sa figure n'est pas très agréable, c'est vrai; mais enfin il n'a rien de particulièrement laid. Il est mis comme tout le monde. Il n'y a que son regard… Allons, me voilà encore occupé de lui! Que diable m'importe son regard? Je ne puis donc pas vivre sans songer à ce… à ce gredin!

Parmi toutes ces pensées qui se faisaient la chasse dans sa tête, il y en eut une qui lui apparut clairement, et qui lui fut douloureuse: il se fit soudain en lui la conviction que l'homme au crêpe avait été jadis de ses propres amis, et que maintenant, lorsqu'il le rencontrait, cet homme se moquait de lui parce qu'il savait un grand secret de son passé, et qu'il le voyait maintenant si déchu. Il alla machinalement à la fenêtre pour l'ouvrir et respirer la fraîcheur de la nuit, et… et, brusquement, il frissonna tout entier: il lui sembla que devant lui se produisait quelque chose de prodigieux, d'inouï.

Il n'arriva pas à ouvrir la fenêtre; vivement il se glissa dans l'angle de la baie, et s'y dissimula: – là, droit en face de la maison, sur le trottoir désert, il venait de voir l'homme au crêpe. L'homme était debout, le visage tourné vers la fenêtre; il ne l'avait certainement pas aperçu, il regardait la maison, curieusement, comme s'il recherchait quelque chose. Il parut réfléchir: il leva la main, se toucha le front du doigt. Enfin il se décida: il jeta rapidement un regard autour de lui, puis, sur la pointe des pieds, à petits pas, il traversa la rue, très vite… Le voici qui approche de la porte, de la petite porte de service, qu'en été on ne ferme souvent pas avant trois heures du matin. «Il vient chez moi», pensa brusquement Veltchaninov, et le plus vite qu'il put, marchant lui aussi sur la pointe des pieds, il traversa l'antichambre, courut vers la porte, et… s'arrêta devant, cloué par l'attente, sa main droite tremblante tenant le verrou de la porte, toute son attention tendue vers le bruit des pas dans l'escalier.

Le cœur lui battait si fort qu'il eut peur de ne pas entendre l'inconnu monter sur la pointe des pieds. En effet il n'entendait rien, mais il sentait tout avec une lucidité décuplée. C'était comme si le rêve de tout à l'heure se fût fondu avec la réalité. Veltchaninov était brave de nature. Il avait aimé parfois à pousser jusqu'à l'affectation le mépris du danger, même lorsque personne ne le voyait, uniquement pour se plaire à lui-même. Mais, aujourd'hui, c'était autre chose. L'hypocondriaque souffreteux de tout à l'heure était transfiguré; c'était maintenant un tout autre homme. Un rire nerveux, silencieux, secouait sa poitrine. À travers la porte close il devinait chaque mouvement de l'inconnu.

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