Литмир - Электронная Библиотека

– Alors, vous avez fait votre demande à la famille.

– Oui, dans toutes les formes, il y a longtemps, il y a bien trois semaines.

– Et qu'ont-ils dit?

– Le père a commencé par rire aux éclats, puis s'est fâché tout rouge. On a enfermé Nadéjda dans une chambre de l'entresol; mais elle n'a pas faibli, elle a été héroïque. Au reste, si je n'ai pas réussi auprès du père, c'est parce qu'il a une vieille dent contre moi: il ne me pardonne pas d'avoir quitté une place qu'il m'avait procurée dans ses bureaux, il y a quatre mois, avant mon entrée au chemin de fer. C'est un vieillard; il est très affaibli. Oh! je le répète, dans sa famille, il est simple et charmant; mais, dans son bureau, vous ne pouvez pas vous imaginer! Il siège là comme un Jupiter! Je lui ai donné à entendre très clairement que ses manières ne m'allaient pas; mais l'affaire qui a mis le feu aux poudres est arrivée par la faute de son sous-chef: ce monsieur s'est avisé d’aller se plaindre de ce que j'avais été grossier avec lui- et je m'étais borné à lui dire qu'il était arriéré. Je les ai envoyés promener, et maintenant je suis chez le notaire.

– Vous étiez bien payé dans les bureaux?

– Oh! j'étais surnuméraire!… C'est le vieux qui me donnait ce qui m'était nécessaire. Je le répète, c'est un brave homme… Mais voilà! nous ne sommes pas gens à céder… Certainement, vingt-cinq roubles, c'est loin d'être suffisant; mais je compte qu'avant peu on m'emploiera à mettre de l'ordre dans les affaires du comte Zavileiski: elles sont très embrouillées. Alors j'aurai trois mille roubles en commençant; c'est plus que ne gagne un homme d'affaires juré. On s'en occupe en ce moment même… Diable! quel coup de tonnerre! L'orage approche: c'est une chance que je sois arrivé avant qu'il éclate; je suis venu de là-bas à pied, j'ai couru presque tout le temps.

– Pardon, mais alors, si l'on ne vous reçoit plus dans la maison, comment avez-vous pu causer avec Nadéjda Fédoséievna?

– Eh mais! on peut causer par-dessus le mur!… Vous avez remarqué la petite rousse? dit-il en souriant. Eh bien! elle est tout à fait avec nous; et Maria Nikitichna aussi; c'est un vrai serpent que cette Maria Nikitichna… Qu'avez-vous donc à faire la grimace? Vous avez peur du tonnerre?

– Non, je suis souffrant, très souffrant…

Veltchaninov venait d'être pris d'une douleur subite dans la poitrine; il se leva et marcha par la chambre.

– En ce cas, je vous dérange… Ne vous gênez pas, je m'en vais tout de suite.

Et le jeune homme se leva de sa place.

– Vous ne me gênez pas le moins du monde, ce n'est rien, fit très doucement Veltchaninov.

– Ce n'est rien, comme dit Kobylnikov quand il a mal au ventre… Vous vous rappelez, dans Chtchédrine? Aimez-vous Chtchédrine?

– Sans doute!

– Moi aussi… Eh bien! Vassili… pardon! Pavel Pavlovitch, finissons-en! reprit-il en se tournant vers Pavel Pavlovitch, très aimablement, avec un sourire. – Pour que vous compreniez mieux, je vous pose encore une fois la question, très nettement: consentez-vous à renoncer demain, officiellement, en présence des parents et en ma présence, à toutes vos prétentions sur Nadéjda Fédoséievna?

– Je ne consens à rien du tout, fit Pavel Pavlovitch en se levant, avec impatience et colère; et je vous prie, encore une fois, de me laisser en paix… car tout cela n'est qu'un enfantillage et une sottise.

– Prenez garde! répondit le jeune homme avec un sourire arrogant, en le menaçant du doigt, – ne faites pas de faux calculs… Savez-vous où peut vous mener une erreur pareille dans vos calculs? Je vous préviens que dans neuf mois, quand vous aurez dépensé beaucoup d'argent, que vous vous serez donné beaucoup de mal, et que vous reviendrez, vous serez bien obligé à renoncer de vous-même à Nadéjda Fédoséievna; et si alors vous n'y renoncez pas, les choses tourneront mal pour vous… Voilà ce qui vous attend, si vous vous obstinez!… Je dois vous prévenir que vous jouez à présent le rôle du chien qui défend l'approche du foin – pardonnez, ce n'est qu'une comparaison: – ni soi-même, ni personne! Je vous le répète charitablement: réfléchissez, tâchez de réfléchir sérieusement au moins une fois dans votre vie.

– Je vous prie de me faire grâce de votre morale! cria Pavel Pavlovitch en fureur. Et quant à ce qui est de vos confidences compromettantes, dès demain je prendrai des mesures, et des mesures radicales!

– Mes confidences compromettantes? Qu'est-ce que vous entendez par là? c'est vous qui êtes un polisson, si de pareilles choses vous viennent en tête. Au reste, j'attendrai jusqu'à demain; mais si… Bon! encore le tonnerre!… Au revoir; je suis enchanté d'avoir fait votre connaissance, dit-il à Veltchaninov.

Et il se sauva, pressé de devancer l'orage et d'éviter la pluie.

XV RÈGLEMENT DE COMPTES

– Avez-vous vu? Avez-vous vu? s'écria Pavel Pavlovitch en bondissant vers Veltchaninov, sitôt que le jeune homme fut sorti.

– Eh! oui, vous n'avez pas de chance! fit Veltchaninov.

Il n'eût pas laissé échapper cette parole s'il n'eût été exaspéré par la douleur croissante qui lui torturait la poitrine. Pavel Pavlovitch tressaillit comme s'il ressentait une brûlure.

– Eh bien, et votre rôle, à vous, dans tout cela? C'est sans doute par compassion pour moi que vous ne m'avez pas rendu le bracelet, hein?

– Je n'ai pas eu le temps…

– C'est parce que vous me plaigniez de tout votre cœur, comme un véritable ami plaint un véritable ami?

– Eh bien, soit! je vous plaignais, dit Veltchaninov, commençant à s'emporter.

Cependant, il lui raconta en quelques mots comment il avait été forcé d'accepter le bracelet, comment Nadéjda Fédoséievna l'avait contraint à se mêler de cette affaire…

– Vous comprenez bien que je ne voulais m'en charger à aucun prix; j'ai déjà bien assez d'ennuis sans cela!

– Vous vous êtes laissé attendrir, et vous avez accepté! ricana Pavel Pavlovitch.

– Vous savez bien que ce que vous dites là est stupide; mais il faut vous pardonner… Vous avez vu tout à l'heure que ce n'est pas moi qui joue le rôle principal dans cette affaire!

– Enfin, il n'y a pas à dire, vous vous êtes laissé attendrir.

Pavel Pavlovitch s'assit et remplit son verre.

– Vous vous imaginez que je vais céder la place à ce gamin? Je le briserai comme un fétu, voilà ce que je ferai! Dès demain, j'irai là-bas, et je mettrai bon ordre à tout cela. Nous balaierons toutes ces puérilités…

Il vida son verre presque d'un trait et s'en versa un autre; il agissait avec un sans-gêne extraordinaire.

– Ha! ha! Nadenka et Sachenka, les charmants enfants! Ha! ha! ha!

37
{"b":"125313","o":1}