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– Oui, comme un sauveur, appuya chaudement le uhlan.

Veltchaninov remercia, déclara qu'il en serait enchanté, qu'au reste il disposait de son temps, n'étant astreint à aucune occupation, et que l'invitation d'Olympiada Semenovna le séduisait infiniment. Puis il causa très gaiement, et plaça deux ou trois compliments fort à propos. Lipotchka rougit de plaisir. Lorsque Pavel Pavlovitch vint les rejoindre, elle lui annonça avec beaucoup d'entrain qu'Alexis Ivanovitch avait eu l'amabilité d'accepter son invitation, qu'il viendrait passer avec eux un mois entier à la campagne, et qu'il avait promis d'arriver dans une semaine. Pavel Pavlovitch sourit d'un air désespéré et ne dit rien. Olympiada Semenovna haussa les épaules et leva les yeux au ciel. Enfin on se sépara: ce fut encore des remerciements, de nouveau «l'ange gardien», «le sauveur», de nouveau «Mitinka», puis Pavel Pavlovitch reconduisit sa femme et le uhlan à leur wagon. Veltchaninov alluma un cigare, et se promena de long en large sur le quai en attendant le départ; il pensait bien que Pavel Pavlovitch allait revenir pour causer jusqu'au dernier appel. C'est ce qui arriva. Pavel Pavlovitch se dressa devant lui, les yeux, la physionomie tout entière pleine de questions anxieuses. Veltchaninov sourit, lui prit amicalement le bras, l'entraîna jusqu'à un banc voisin, s'assit, et le fit asseoir près de lui. Il ne dit rien; il voulait que Pavel Pavlovitch commençât.

– Alors, vous viendrez chez nous? demanda-t-il tout à coup, allant droit à la question.

– J'en étais sûr! Ah! vous êtes toujours le même! fit Veltchaninov en riant. Voyons, – continua-t-il en lui tapant sur l'épaule, – avez-vous pu croire un seul instant que j'irais en effet vous demander l'hospitalité, et pour un mois entier? Ha! ha!

Pavel Pavlovitch était rayonnant de joie.

– Alors, vous ne viendrez pas! s'écria-t-il.

– Mais non, je ne viendrai pas, je ne viendrai pas! fit Veltchaninov, avec un sourire joyeux.

Il ne comprenait pas pourquoi tout cela lui semblait prodigieusement comique, mais plus il allait, plus il s'en amusait.

– Bien sûr?… vous parlez sérieusement?

Et Pavel Pavlovitch sursauta d'impatience et d'inquiétude.

– Je vous ai dit que je n'irai pas; le drôle d'homme que vous êtes!

– Mais alors, que dirai-je?… Comment expliquerai-je à Olympiada Semenovna, à la fin de la semaine, quand elle verra que vous ne venez pas, quand elle vous attendra?

– La belle affaire! Vous direz que je me suis cassé la jambe, ou n'importe quoi!

– Elle ne le croira pas! fit Pavel Pavlovitch d'une voix gémissante.

– Et elle vous grondera? reprit Veltchaninov, toujours souriant. Mais vraiment, mon pauvre ami, il me semble que vous tremblez devant votre charmante femme, hein?

Pavel Pavlovitch fit ce qu'il put pour sourire, mais n'y parvint pas. Que Veltchaninov eût promis de ne pas venir, c'était très bien; mais qu'il se permît de plaisanter familièrement sur le compte de sa femme, c'était inadmissible; Pavel Pavlovitch s'assombrit; Veltchaninov s'en aperçut. Cependant on venait de sonner le second coup de cloche: une petite voix perçante sortit d’un wagon, appelant impatiemment Pavel Pavlovitch. Celui-ci s'agita sur place mais ne se rendit pas encore à l’appel: il était clair qu'il attendait encore quelque chose de Veltchaninov; sans aucun doute, une nouvelle promesse de ne pas venir.

– De quelle famille est votre femme? demanda Veltchaninov, comme s'il ne s'apercevait pas de l'inquiétude de Pavel Pavlovitch.

– C'est la fille de notre pope, répondit l'autre en regardant d'un œil inquiet vers son wagon.

– Oui, je vois bien, c'est pour sa beauté que vous l’avez épousée.

Pavel Pavlovitch s'assombrit de nouveau.

– Et qu'est-ce donc que ce Mitinka?

– C'est un parent éloigné, de mon côté, le fils d'une cousine germaine qui est morte. Il s'appelle Goloubtchikov. On l'a chassé du service à cause d'une histoire; il vient d'y rentrer; c'est nous qui l'avons équipé… C'est un pauvre jeune homme qui n'a pas eu de chance…

«C'est bien cela, tout à fait cela; tout y est, songea Veltchaninov.»

– Pavel Pavlovitch! fit de nouveau la voix qui venait du wagon, mais cette fois sur un mode plus aigu.

– Pa…el Pa…litch! répéta une autre voix, une voix d'ivrogne.

Pavel Pavlovitch s'agita, se trémoussa, mais Veltchaninov le saisit vivement par le bras et le tint immobile.

– Voulez-vous que j'aille sur-le-champ raconter à votre femme que vous avez voulu m'assassiner? hein?

– Quoi? Comment? fit Pavel Pavlovitch tout épouvanté, Dieu vous en garde!

– Pavel Pavlovitch! Pavel Pavlovitch! cria de nouveau la voix.

– Eh bien, allez, à présent! dit Veltchaninov en le lâchant; il riait de bon cœur.

– Alors vous ne viendrez pas? murmura une dernière fois Pavel Pavlovitch, désespéré, les mains jointes, comme jadis.

– Je vous jure que non! Allons, sauvez-vous, ou il y aura du grabuge!

Et il lui tendit cordialement la main, mais il tressaillit: Pavel Pavlovitch ne la prenait pas et retirait la sienne.

La cloche sonna pour la troisième fois.

Il passa entre eux, soudain, quelque chose d'étrange; ils étaient comme transformés.

Veltchaninov ne riait plus; il sentait en lui un frémissement, un déchirement brusque. Il saisit Pavel Pavlovitch par les épaules, violemment, brutalement.

– Et si, moi, je vous tends cette main-ci – il lui montrait la paume de sa main gauche, où se voyait encore la longue cicatrice de la blessure -, vous ne la refuserez pas, peut-être! dit-il tout bas, les lèvres pâles et tremblantes.

Pavel Pavlovitch blêmit et trembla; ses traits se convulsèrent.

– Et Lisa? fit-il d'une voix sourde, précipitamment.

Et tout à coup ses lèvres frémirent, ses joues et son menton tremblèrent et des larmes jaillirent de ses yeux. Veltchaninov restait debout devant lui, comme pétrifié.

– Pavel Pavlovitch! Pavel Pavlovitch!

Cette fois, c'était un hurlement, comme si l'on eût égorgé quelqu'un. Un coup de sifflet retentit.

Pavel Pavlovitch revint à lui et courut à se rompre le cou. Le train s'ébranlait. Il réussit à saisir la portière et à sauter d'un bond dans le wagon.

Veltchaninov resta là jusqu'au soir, puis il reprit son voyage interrompu. Il ne bifurqua pas sur la droite, il n'alla pas voir la dame qu'il connaissait; il n'avait plus le cœur à cela…

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