Il y avait à cette gare un arrêt de quarante minutes, et le dîner était servi pour les voyageurs. À la porte de la salle d'attente des première et seconde classes il y avait un attroupement de gens qui se bousculaient pour mieux voir: sans doute, il se produisait là quelque scandale. Une dame, descendue d'un compartiment de deuxième classe, fort jolie, mais trop élégamment mise pour une voyageuse, entraînait presque de force un uhlan, un jeune et charmant officier, qui cherchait à se dégager de ses mains. Le jeune officier était parfaitement ivre, et la dame, probablement une parente, son aînée, l'empêchait de courir au buffet, pour recommencer à boire. Le uhlan heurta, dans la foule, un jeune marchand, également ivre, au point de n'avoir plus sa raison. Ce jeune marchand n'avait pas quitté la gare depuis deux jours, était resté là à boire et à dépenser son argent avec des camarades, sans trouver le temps de poursuivre sa route. Il y eut une querelle, l'officier cria, le marchand se fâcha, la dame était au désespoir, cherchait à couper court à la dispute, à entraîner le uhlan, et lui criait d'une voix suppliante:
– Mitinka! Mitinka!
Le jeune marchand trouva cela révoltant. Tout le monde riait aux éclats, mais lui, il se jugeait profondément offensé dans sa dignité.
– Eh bien quoi? «Mitinka!» fit-il en singeant la petite voix aiguë et suppliante de la dame. Vous n'avez pas honte, devant le monde!
La dame s'était laissée tomber sur une chaise et était parvenue à faire asseoir le uhlan près d'elle; le jeune marchand s'approcha en titubant, les regarda d'un air de mépris, et hurla une injure.
La dame poussa des cris déchirants, et regarda autour d'elle, avec angoisse, si personne ne viendrait à son aide. Elle était honteuse et terrifiée. Pour comble, l'officier se leva de sa chaise, vociféra des menaces, voulut se jeter sur le marchand, glissa et retomba en arrière, sur sa chaise. Les rires augmentèrent, mais personne ne songeait à leur porter secours. Le sauveur, ce fut Veltchaninov: il prit le marchand au collet, le fit tourner sur lui-même, et l'envoya rouler à dix pas de la jeune femme épouvantée. Ce fut la fin du scandale: le jeune marchand, calmé soudain par la secousse et par l'inquiétante stature de Veltchaninov, se laissa emmener par ses camarades. L'allure imposante de ce monsieur si bien mis fit son effet sur les rieurs: les rires cessèrent. La dame, toute rougissante, les larmes aux yeux, lui exprima avec effusion sa reconnaissance. Le uhlan bégaya: «Merci! merci!» et voulut tendre la main à Veltchaninov, mais changea d'idée, se coucha sur deux chaises, et allongea les pieds vers lui.
– Mitinka! gémit la dame, avec un geste d'horreur. Veltchaninov était fort satisfait de l'aventure et de son issue. La dame l'intéressait; c'était évidemment une provinciale aisée, mise sans goût, mais avec coquetterie, de manières un peu ridicules, – tout ce qu'il faut pour donner bon espoir à un fat de la capitale qui a des vues sur une femme. – Ils causèrent: la dame lui raconta l'histoire avec feu, se plaignit de son mari «qui avait tout à coup disparu, et qui était la cause de tout… Il disparaissait toujours au moment où l'on avait besoin de lui…».
– Il est allé… bégaya le uhlan.
– Oh! voyons! Mitinka! interrompit-elle toute suppliante.
– Bon! gare au mari! songea Veltchaninov.
– Comment s'appelle-t-il? demanda-t-il tout haut, j'irai à sa recherche.
– Pa…l Pa…litch, bredouilla le uhlan.
– Votre mari se nomme Pavel Pavlovitch? demanda curieusement Veltchaninov.
Au même moment, la tête chauve qu'il connaissait fort bien surgit entre lui et la dame. En un instant, il revit le jardin des Zakhlébinine, les jeux innocents, l'insupportable tête chauve qui s'interposait toujours entre lui et Nadéjda Fédoséievna.
– Ah! vous voilà, enfin! cria la jeune femme d'un ton rageur.
C'était Pavel Pavlovitch en personne; il regarda Veltchaninov avec stupéfaction et avec terreur, et resta pétrifié, comme à la vue d'un fantôme. Son ahurissement fut tel que, pendant un bon moment, il n'entendit rien des reproches violents que sa femme lui adressait avec une extrême volubilité. À la fin il comprit, vit ce qui le menaçait et trembla.
– Oui, c'est votre faute, et ce monsieur – elle désignait ainsi Veltchaninov – a été vraiment pour nous un ange sauveur, et vous… vous, vous êtes toujours parti, quand on a besoin de vous…
Veltchaninov éclata de rire.
– Mais nous sommes de vieux amis, des amis d'enfance! s'écria-t-il en regardant la dame stupéfaite, et en posant familièrement, d'un air protecteur, sa main droite sur l'épaule de Pavel Pavlovitch, qui souriait vaguement, tout pâle; – ne vous a-t-il jamais parlé de Veltchaninov?
– Non, jamais, fit-elle après avoir cherché.
– En ce cas, présentez-moi à votre femme, oublieux ami!
– En effet, ma chère Lipotchka, monsieur Veltchaninov, que voici…
Il s'embrouilla, se perdit, ne put continuer. Sa femme, toute rouge, le regardait d'un œil furieux, évidemment parce qu'il l'avait appelée Lipotchka.
– Et figurez-vous qu'il ne m'a même pas fait part de son mariage, et qu'il ne m'a pas invité à la noce; mais je vous en prie, Olympiada…
– Semenovna, acheva Pavel Pavlovitch.
– Semenovna, répéta le uhlan qui s'endormait.
– Je vous en prie, Olympiada Semenovna, pardonnez-lui, faites-moi cette grâce, en l'honneur de notre rencontre… C'est un excellent mari!
Et Veltchaninov frappa amicalement sur l'épaule de Pavel Pavlovitch.
– J'étais allé à l'écart, ma chère petite, pour une petite minute seulement, dit Pavel Pavlovitch, pour s'excuser.
– Et vous avez laissé insulter votre femme! interrompit Lipotchka. Quand on a besoin de vous, vous n'y êtes jamais, et quand on n'a pas besoin de vous, vous êtes là…
– Oui! oui! quand on n'a pas besoin de lui, il est là, quand on n'a pas besoin… appuya le uhlan.
Lipotchka étouffait de colère; elle sentait que ce n'était pas bien devant Veltchaninov, et elle en rougissait, mais elle ne pouvait se contenir.
– Quand il n'y a pas lieu, vous savez en prendre, des précautions!
– Jusque sous le lit…il cherche des amants… jusque sous le lit… quand il n'y a pas lieu, quand il n'y a pas lieu, cria Mitinka, qui s'animait à son tour.
Mais personne ne faisait attention à Mitinka.
Tout finit par s'apaiser; on fit plus entièrement connaissance. On envoya Pavel Pavlovitch chercher du café et du bouillon. Olympiada Semenovna expliqua à Veltchaninov qu'ils venaient de O…, où son mari était en fonction, et qu'ils allaient passer deux mois à la campagne, pas bien loin, à quarante verstes de cette station; qu'ils avaient là-bas une belle maison et un jardin, qu'ils y recevaient, qu'ils avaient des voisins et que, si Alexis Ivanovitch était assez aimable pour aller leur rendre visite «dans leur solitude», elle l'accueillerait «comme son ange gardien», car elle ne pouvait songer sans terreur à ce qui serait arrivé, si… etc., etc., – en un mot «comme son ange gardien…».