– Couchez-vous.
– Oui, oui, je me couche.
Une minute après, le malade appela de nouveau Pavel Pavlovitch, qui accourut et se pencha sur lui.
– Oh! vous êtes… vous êtes meilleur que moi!… Merci.
– Dormez, dormez! fit tout bas Pavel Pavlovitch.
Et il retourna vite à son divan, sur la pointe des pieds.
Le malade l'entendit encore faire doucement son lit, ôter ses vêtements, éteindre la bougie, et se coucher à son tour, en retenant son souffle, pour ne pas le troubler.
Veltchaninov dut s'endormir, sans doute, aussitôt que la lumière fut éteinte; il se le rappela plus tard très nettement. Mais, durant tout son sommeil, jusqu'au moment où il se réveilla, il lui sembla, en rêve, qu'il ne dormait pas, et qu'il ne pouvait arriver à s'endormir, malgré son extrême faiblesse.
Il rêva qu'il se sentait délirer, qu'il ne parvenait pas à chasser les images obstinément pressées devant son esprit, bien qu'il eût pleinement conscience que c'était là des visions et non des réalités. Il reconnaissait toute la scène: sa chambre était pleine de gens, et la porte, dans l'ombre, restait ouverte; les gens entraient en foule, montaient l'escalier, en rangs serrés. Au milieu de la chambre, près de la table, un homme était assis, exactement comme dans son rêve d'il y a un mois. De même qu'alors, l'homme restait assis, accoudé sur la table, sans parler; mais cette fois il portait un chapeau entouré d'un crêpe. «Comment? c'était donc Pavel Pavlovitch, l'autre fois aussi?» pensa Veltchaninov; mais, en considérant les traits de l'homme silencieux, il se convainquit que c'était quelqu'un d'autre. «Mais pourquoi donc porte-t-il un crêpe?»
songea-t-il. La foule pressée autour de la table parlait, criait, et le tumulte était terrible. Ces gens semblaient plus irrités contre Veltchaninov, plus menaçants que dans l'autre rêve; ils tendaient les poings vers lui, et criaient à tue-tête; que criaient-ils, que voulaient-ils, il ne parvenait pas à le comprendre.
«Mais voyons, tout cela n'est que du délire! songea-t-il, je sais bien que je n'ai pu m'endormir, que je me suis levé, que je suis debout, parce que je ne pouvais rester couché, tant je souffrais!…» Et pourtant les cris, les gens, les gestes, tout lui apparaissait avec une si parfaite netteté, avec un tel air de réalité, que par moments il lui venait des doutes: «Est-ce bien vraiment une hallucination que tout cela? Que me veulent-ils donc, ces gens, mon Dieu! Mais… si tout cela n'est pas du délire, comment est-il possible que ces cris ne réveillent pas Pavel Pavlovitch? Car enfin il dort, il est là, sur le divan!»
À la fin, il arriva ce qui était arrivé dans l'autre rêve: tous refluèrent vers la porte et se ruèrent dans l'escalier, et furent rejetés dans la chambre par une nouvelle foule qui montait. Les nouveaux arrivants portaient quelque chose, quelque chose de grand et de lourd; on entendait résonner dans l'escalier les pas pesants des porteurs; des rumeurs montaient, des voix hors d'haleine. Dans la chambre, tous crièrent: «On l'apporte: on l'apporte!» Les yeux étincelèrent et se braquèrent, menaçants, sur Veltchaninov; et violemment, du geste, on lui désigna l'escalier. Déjà, il ne doutait plus que tout cela fût, non pas une hallucination, mais une réalité; il se haussa sur la pointe des pieds pour apercevoir plus vite, par-dessus les têtes, ce qu'on apportait. Son cœur battait, battait, battait, et soudain, exactement comme dans l'autre rêve, trois violents coups de sonnette retentirent. Et de nouveau ils étaient si clairs, si précis, si distincts, qu'il n'était pas possible qu'ils ne fussent pas réels!… Il poussa un cri et se réveilla.
Mais il ne courut pas à la porte, comme l'autre fois. Quelle idée subite dirigea son premier mouvement?… Est-ce même une idée quelconque qui à ce moment le fit agir?… Ce fut comme si quelqu'un lui disait ce qu'il fallait faire; il se dressa vivement sur son lit, se jeta en avant, droit vers le divan où dormait Pavel Pavlovitch, les mains tendues, comme pour prévenir, repousser une attaque. Ses mains rencontrèrent d'autres mains, tendues vers lui; il les saisit fortement; quelqu'un était là, debout, penché vers lui. Les rideaux étaient fermés, mais l'obscurité n'était pas complète; il venait une faible lueur de la pièce voisine, qui n'avait pas de rideaux opaques. Tout à coup, une douleur terrible lui déchira la paume et les doigts de la main gauche, et il comprit qu'il avait saisi fortement de cette main le tranchant d'un couteau ou d'un rasoir. Au même moment, il entendit le bruit sec d'un objet qui tombait à terre.
Veltchaninov était bien trois fois plus fort que Pavel Pavlovitch; pourtant la lutte fut longue, dura quatre ou cinq minutes. Enfin il le terrassa, lui ramena les mains derrière le dos, pour les lui lier, tout de suite. Il tint ferme l'assassin de la main gauche, et, de l'autre chercha quelque chose qui pût servir de lien, le cordon des rideaux de la fenêtre; il tâtonna longtemps, le trouva enfin, et l'arracha. Il fut surpris lui-même, ensuite, de la vigueur extraordinaire que cet effort lui avait demandée.
Durant ces trois minutes, ni lui, ni l'autre, ne dit un seul mot; rien ne s'entendait, que leur souffle haletant, et le bruit sourd de la lutte. Quand il fut parvenu à lier les mains de Pavel Pavlovitch, il le laissa couché à terre, se releva, alla à la fenêtre, écarta les rideaux. La rue était déserte; le jour commençait à blanchir. Il ouvrit la fenêtre, y resta quelques instants, respirant à pleins poumons l'air frais. Il était près de cinq heures. Il referma la fenêtre, alla à l'armoire, prit une serviette, et en enveloppa solidement sa main gauche, pour arrêter le sang. Il vit à ses pieds le rasoir ouvert, sur le tapis; il le ramassa, l'essuya, le remit dans la boîte, qu'il avait oubliée le matin sur une petite table placée près du divan où avait dormi Pavel Pavlovitch; et il plaça la boîte dans son bureau, qu'il ferma à clef. Puis il s'approcha de Pavel Pavlovitch, et le considéra.
Il avait réussi à se lever à grand-peine et à s'asseoir dans un fauteuil. Il n'était ni habillé, ni chaussé. Sa chemise était tachée de sang, dans le dos et aux manches; c'était du sang de Veltchaninov.
C'était assurément Pavel Pavlovitch, mais il était méconnaissable, tant ses traits étaient décomposés. Il était assis, les mains liées derrière le dos, faisant effort pour se tenir droit, le visage ravagé, convulsé, vert à force de pâleur; de temps en temps, il tremblait. Il regardait Veltchaninov d'un regard fixe, mais éteint, d'un œil qui ne voyait pas. Tout à coup, il eut un sourire stupide et égaré, désigna d'un mouvement de la tête la carafe, sur la table, et dit, en bégayant, tout bas:
– À boire…
Veltchaninov remplit un verre d'eau et le fit boire, de sa main. Pavel Pavlovitch aspirait l'eau gloutonnement; il but trois gorgées, puis releva la tête, regarda très fixement, en face, Veltchaninov qui restait debout devant lui, le verre en main; il ne dit rien, et recommença à boire. Quand il eut fini, il respira profondément. Veltchaninov prit son oreiller, ses vêtements, passa dans la pièce voisine et enferma Pavel Pavlovitch à clef dans la chambre où il se trouvait.
Ses souffrances de la nuit avaient complètement cessé, mais sa faiblesse redevint extrême, après le prodigieux effort qu'il venait de déployer. Il essaya de réfléchir à ce qui s'était passé; mais ses idées ne parvenaient pas à se coordonner: la secousse avait été trop forte. Il s'assoupit, sommeilla quelques minutes, puis soudain trembla de tous ses membres, se réveilla, se rappela tout; il souleva avec précaution sa main gauche, toujours enveloppée dans la serviette humide de sang, et se mit à réfléchir, avec une agitation fébrile. Un seul point était parfaitement clair pour lui: c'est que Pavel Pavlovitch avait effectivement voulu l'égorger, mais que peut-être un quart d'heure avant de faire le coup il ignorait lui-même qu'il le ferait. Peut-être la boîte aux rasoirs lui avait-elle sauté aux yeux, la veille au soir, sans qu'il eût aucune préméditation, et le souvenir de ces rasoirs avait-il agi ensuite, comme une obsession. (Les rasoirs, d'ordinaire, étaient enfermés à clef dans le bureau; la veille, Veltchaninov s'en était servi, et les avait laissés dehors par mégarde.)