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Lorsqu'il rentra chez lui à sept heures, il n'y trouva pas Pavel Pavlovitch, et il en fut extrêmement surpris.

Puis il passa de la surprise à la colère, de la colère à la tristesse, et, enfin, de la tristesse à la peur. «Dieu sait comment tout cela finira!» répétait-il, tantôt marchant à grands pas par la chambre, tantôt allongé sur son divan, toujours l'œil sur sa montre. Enfin, vers neuf heures, Pavel Pavlovitch arriva. «Si cet homme se joue de moi, il n'aura jamais plus beau jeu qu'à présent, tant je me sens peu maître de moi», songeait-il, en prenant son air le plus gai et le plus accueillant.

Il lui demanda vivement, de bonne humeur, pourquoi il avait tant tardé à venir. L'autre sourit d'un œil sournois, s'assit d’un air très dégagé, et jeta nonchalamment sur une chaise le chapeau au crêpe. Veltchaninov remarqua aussitôt ces allures et ouvrit l'œil.

Tranquillement, sans phrases inutiles, sans agitation superflue, il lui rendit compte de sa journée: il lui dit comment s'était passé le voyage, avec quelle bonne grâce Lisa avait été accueillie, le bénéfice qu'en retirerait sa santé; puis, insensiblement, comme s'il oubliait Lisa, il en vint à ne plus parler que des Pogoreltsev. Il vanta leur bonté, la vieille amitié qui l'unissait à eux, il dit l'homme excellent et distingué qu'était Pogoreltsev, et autres choses semblables. Pavel Pavlovitch écoutait d'un air distrait, et jetait de temps à autre à son interlocuteur un sourire incisif et sarcastique.

– Vous êtes un homme ardent, murmura-t-il enfin, avec un ricanement mauvais.

– Et vous, vous êtes aujourd'hui de bien méchante humeur, fit Veltchaninov, d'un ton fâché.

– Et pourquoi ne serais-je pas méchant comme tout le monde? s'écria Pavel Pavlovitch, en bondissant hors de son coin.

Il semblait n'avoir attendu qu'une occasion pour éclater.

– Vous êtes parfaitement libre! dit Veltchaninov en souriant. Je pensais qu'il vous était arrivé quelque chose.

– Oui, il m'est arrivé quelque chose, s'écria l'autre, bruyamment, comme s'il en était fier.

– Et quoi donc?

Pavel Pavlovitch tarda un peu à répondre:

– Toujours notre ami Stepan Mikhailovitch qui fait des siennes!… Oui, parfaitement, Bagaoutov, le plus galant gentleman de Pétersbourg, le jeune homme du meilleur monde!

– Est-ce qu'il a encore refusé de vous recevoir?

– Pas du tout: cette fois on m'a reçu, j'ai été admis à le voir, à contempler ses traits… Seulement, ce n'étaient plus que les traits d'un mort.

– Comment? Quoi? Bagaoutov est mort? fit Veltchaninov avec un étonnement profond, bien qu'il n'y eût rien là qui dût l'étonner si fort.

– Parfaitement! lui-même!… Ah! le brave, l'unique ami de six années!… C'est hier vers midi qu'il est mort, et je n'en ai rien su!… Qui sait? peut-être est-il mort à l'instant même où j'allais prendre de ses nouvelles! On l'enterre demain; il est déjà enseveli. Il est dans un cercueil de velours pourpre, à galons d'or… Il est mort d'un accès de fièvre chaude… On m'a laissé entrer, j'ai pu revoir ses traits. Je me suis présenté comme son ami véritable, c'est pour cela qu'on m'a laissé entrer… Voyez un peu, je vous prie, ce qu'il a fait de moi, ce cher ami de six années! C'est peut-être uniquement pour lui que je suis venu à Pétersbourg!

– Mais voyons, vous n'allez pas vous fâcher contre lui, fit Veltchaninov en souriant: vous ne pensez pas qu'il soit mort exprès!

– Comment donc! mais j'ai beaucoup de compassion pour lui, le très cher ami!… Tenez, voici tout ce qu'il était pour moi.

Et tout à coup, de la façon la plus inattendue, Pavel Pavlovitch porta deux doigts a son front chauve, et, les dressant de chaque côté, il se mit à rire, d'un rire calme, prolongé. Il resta ainsi toute une demi-minute, regardant avec une insolence méchante droit dans les yeux de Veltchaninov. Celui-ci fut stupéfait, comme s'il voyait un spectre; mais sa stupéfaction ne dura qu'un instant; un sourire railleur, froidement provocant, se dessina lentement sur ses lèvres.

– Qu'est-ce que tout cela veut dire? demanda-t-il nonchalamment, en traînant ses mots.

– Cela veut dire… ce que vous savez bien! répondit Pavel Pavlovitch, en ôtant enfin ses doigts de son front.

Tous deux se turent.

– Vous êtes vraiment un homme de cœur! reprit Veltchaninov.

– Pourquoi donc? Parce que je vous ai montré cela?… Savez-vous? Alexis Ivanovitch, vous feriez beaucoup mieux de m'offrir quelque chose. Je vous ai donné à boire, à T…, pendant une année entière, sans manquer un jour… Faites donc apporter une bouteille, j'ai le gosier sec.

– Avec plaisir; vous auriez dû le dire plus tôt… Que prenez-vous?

– Ne dites pas vous, dites nous: il faut que nous buvions ensemble, n'est-ce pas?

Et Pavel Pavlovitch le regardait, droit dans les yeux, d'un air de défi, avec une sorte d'inquiétude bizarre.

– Du champagne?

– Évidemment. Nous n'en sommes pas encore à l'eau-de-vie.

Veltchaninov se leva sans se presser, sonna Mavra, et lui donna l'ordre.

– Nous boirons à notre heureuse et joyeuse réunion, après neuf ans de séparation! – s'écria Pavel Pavlovitch, avec un éclat de rire absurde et qui avorta. – Maintenant c'est votre tour, c'est vous qui restez mon seul véritable ami! Fini, Stepan Mikhailovitch Bagaoutov! C'est comme dit le poète:

C'en est fait du grand Patrocle,

Le vil Thersite est encore vivant!

Et, en prononçant le nom de Thersite, il se désignait lui-même du doigt.

«Allons donc, animal! explique-toi plus vite car je n'aime pas les sous-entendus», pensait Veltchaninov. La colère bouillait en lui, et il avait grand-peine à se contenir.

– Mais voyons, dites-moi, fit-il avec humeur, si vous avez des griefs certains contre Stepan Mikhailovitch (il ne l'appelait plus tout simplement Bagaoutov), vous devriez ressentir une joie très vive de la mort de votre offenseur; pourquoi donc semblez-vous en être fâché?

– De la joie? Quelle joie! Pourquoi de la joie?

– Ma foi, j'en juge en me mettant à votre place.

– Ha! ha! à ce compte vous vous trompez fort sur mes sentiments. Le sage l’a dit: «Un ennemi mort, c'est bien; un ennemi vivant, c'est encore mieux…» Ha! ha!

– Mais enfin vous l'avez vu vivant, chaque jour pendant cinq ans, je pense, et vous avez eu tout le temps de le contempler, fit Veltchaninov, d'une manière méchante et agressive.

– Mais est-ce que je savais, est-ce que je savais, alors? – s'écria vivement Pavel Pavlovitch, bondissant de nouveau de son coin; et l'on eût dit qu'il ressentait une joie à voir venir enfin la question qu'il attendait depuis longtemps; – mais voyons, Alexis Ivanovitch, pour qui donc me prenez-vous?

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