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Je ne me souviens pas au juste des entretiens que nous avons eus, de tout ce que nous nous sommes dit l'un à l'autre au cours des heures à la fois pénibles et douces que nous passions ensemble la nuit, à la lumière tremblante de la veilleuse, presque au chevet de ma pauvre mère malade… De quoi n'avons-nous pas parlé? Je disais tout ce qui me venait à l'esprit, tout ce qui jaillissait spontanément de mon cœur, tout ce qui me sortait irrésistiblement, et nous étions si près du bonheur dans ces instants… Oh! ce fut là un temps triste et plein de bonheur, et dans cette minute même je me sens heureuse et triste en me souvenant de lui. Les souvenirs, qu'ils soient gais ou amers, sont toujours douloureux. Il en est ainsi chez moi en tout cas. Mais cette souffrance aussi est douce. Aux heures où le cœur ploie sous l'infortune, où une lourde mélancolie envahit l'âme assombrie par les épreuves, les souvenirs viennent la rafraîchir et la ranimer, comme ces gouttes de rosée que l'humidité du soir dépose, après une journée étouffante, sur les fleurs et qui rappellent à la vie les pauvres pétales presque desséchés déjà, brûlés par la chaleur implacable du soleil.

Ma mère se rétablit, mais je continuai à veiller la nuit auprès de son lit. Pokrovski me passait fréquemment des livres. Je lisais d'abord pour ne pas m'endormir, puis avec un certain intérêt, et avec avidité pour finir. Un monde nouveau, jusque-là inconnu, insoupçonné de moi, surgit devant mes yeux. Sous le choc de la lecture, des pensées et des impressions nouvelles affluèrent à mon cœur dans un tumulte généreux. Plus grand était l'effort que je devais fournir pour m'assimiler ces idées neuves pour moi, plus il m'en coûtait de trouble et d'agitation intérieure, et plus j'appréciais cet enrichissement moral dont je me sentais bouleversée. Tant de choses surgirent dans mon cœur et s'y accumulèrent sans trêve. Un étrange chaos se fit en moi, qui paraissait envahir jusqu'aux profondeurs de mon être. Mais cette violence spirituelle ne put pas troubler définitivement mon équilibre. J'étais trop rêveuse, et c'est ce qui me sauva.

Lorsque la maladie de ma mère prit fin, nos entrevues nocturnes et nos longues conversations en tête à tête s'interrompirent. Nous avions encore l'occasion d'échanger de temps à autre quelques paroles, le plus souvent banales et insignifiantes. Mais je me plaisais à leur attacher une signification spéciale, une valeur particulière, sous-entendue. Ma vie était si riche, si pleine, et j'étais si heureuse, si calme, si pénétrée d'un bonheur doux et tranquille. Quelques semaines s'écoulèrent ainsi…

Un jour, le vieux Pokrovski vint nous voir. Il bavarda longuement avec nous et paraissait plus gai, plus vaillant, plus loquace qu'à l'ordinaire. Il était extraordinairement animé, riait constamment, et faisait de l'esprit à sa façon. Il nous dévoila finalement la cause de son enthousiasme en nous informant que Petinka aurait son anniversaire dans une semaine exactement, et qu'il viendrait rendre visite à son fils à cette occasion. Il nous confia qu'il mettrait pour la circonstance un nouveau gilet et que sa femme lui avait promis de lui acheter des souliers neufs. En un mot, le vieux était pleinement heureux et il parlait à tort et à travers.

Son anniversaire! La pensée de cet anniversaire ne me laissa plus de repos, ni de jour, ni de nuit. Je résolus de rappeler à tout prix mon amitié à Pokrovski en lui faisant un cadeau. Mais que pouvais-je lui donner? Je finis par me décider pour des livres. Je savais qu'il désirait acquérir la collection complète des œuvres de Pouchkine dans la dernière édition, et je voulus les lui acheter. Je possédais une trentaine de roubles à moi, produit de mes travaux de couture. J'avais mis cette somme de côté pour m'acheter une nouvelle robe. J'envoyai immédiatement notre cuisinière, la vieille Matrena, s'informer du prix des œuvres complètes de Pouchkine. Malheur! Les onze volumes, en y ajoutant les dépenses de reliure, coûteraient une soixantaine de roubles pour le moins. Où prendre cet argent? Je réfléchis longuement sans trouver de solution. Il me déplaisait d'en demander à ma mère. Elle ne me l'aurait certainement pas refusé, mais tout le monde, dans la maison, serait mis ainsi au courant du cadeau, et celui-ci prendrait le caractère d'une récompense accordée à Pokrovski pour une année de leçons. Je souhaitais être seule à lui faire un cadeau, à l'insu des autres. Quant à la peine qu'il s'était donnée pour moi, je désirais lui en demeurer reconnaissante toute ma vie durant, sans aucune espèce de rémunération en dehors du don de mon amitié. Je découvris finalement le moyen de sortir de la difficulté.

Je savais qu'on peut obtenir, chez certains bouquinistes des Arcades Gostinny, des livres à moitié prix, en marchandant un peu, et que l'on trouve parfois chez eux des ouvrages en bon état, presque neufs. Je pris la ferme décision de m'y rendre à la première occasion. Celle-ci se présenta dès le lendemain. Il y avait quelques achats à faire pour notre maison. Ma mère ne se sentait pas assez bien; quant à Anna Fiodorovna, elle eut, pour ma chance, un accès de paresse, en sorte que c'est moi qui fus chargée des emplettes. Je me rendis aux Arcades en compagnie de Matrena.

Par bonheur, je tombai assez vite sur les œuvres de Pouchkine, fort joliment reliées. Je me mis à marchander. Le bouquiniste fixa tout d'abord un prix au-dessus de celui qu'on paie en librairie pour des ouvrages neufs. À force de marchander, je parvins, non sans peine il est vrai et après avoir fait mine plusieurs fois de me retirer, à faire baisser les exigences du vendeur qui, de réduction en réduction, ne me demanda plus pour finir que dix roubles en argent. Avec quelle joie je discutais avec lui!… La pauvre Matrena se demandait ce qui m'arrivait, et pourquoi j'avais eu soudain l'idée d'acheter tant de livres. Mais malheur! Je possédais en tout trente roubles en assignats et le marchand se refusait obstinément à me céder l'ouvrage pour un prix inférieur. Je le suppliai, j'insistai, et réussis finalement à le fléchir. Cependant, il ne consentit à rabattre que deux roubles cinquante, et jura qu'il ne faisait cette ultime concession que par égard pour moi, parce que j'étais une jeune fille si sympathique, mais qu'il n'aurait jamais fixé un tel prix à quelqu'un d'autre. Cependant, il me manquait encore deux roubles cinquante pour conclure l'achat. Je fus sur le point de pleurer de dépit. Une circonstance tout à fait imprévue vint me tirer d'embarras.

Non loin de moi, j'aperçus, à l'extrémité d'une autre table chargée de livres, le vieux Pokrovski autour duquel s'empressaient quatre ou cinq bouquinistes. Ils l'avaient complètement désarçonné par leurs offres contradictoires et il paraissait égaré, comme s'il avait perdu ce qui lui restait de raison. Chacun des vendeurs lui prônait sa marchandise; Dieu sait ce qu'ils lui proposaient et ce qu'il aurait été capable d'acheter! Le pauvre vieillard paraissait perdu au milieu d'eux et ne savait pas à qui il devait répondre, qui il devait croire. Je m'approchai et lui demandai ce qu'il faisait là. Le vieux se réjouit énormément de me voir. Il avait pour moi une affection sans bornes, tout aussi grande peut-être que pour Petinka. «C'est que je veux acheter des livres, Varvara Alexéievna, m'expliqua-t-il. J'achète des livres pour Petinka. Ce sera bientôt son anniversaire, et, comme il adore les livres, je suis venu en acheter pour lui…» Le vieux était d'habitude comique dans ses façons de parler et il se trouvait, par surcroît, en proie à la plus grande confusion. Quel que fût le livre qu'il choisissait, le prix était chaque fois de un rouble d'argent, ou de deux roubles, trois même. Il n'osait plus demander le prix des gros volumes et se bornait à glisser vers eux des regards d'envie, à feuilleter au hasard quelques pages, à les tourner et retourner dans ses mains avant de les remettre en place. «Non, non, ils sont trop chers, ceux-ci, murmurait-il à mi-voix. Peut-être trouverai-je quelque chose par ici», et il se mettait à fouiller parmi les cahiers de musique, les brochures et les almanachs liquidés en solde.

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