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Il convient de dire ici qu'il ne pouvait supporter qu'on touche à ses affaires. Malheur à qui se permettrait de porter la main sur les livres! Qu'on juge donc de mon effroi lorsque ces volumes, les uns petits, les autres gros, des formats les plus divers, de toutes les dimensions et de toutes les épaisseurs, dégringolèrent de la planche, roulèrent sur le plancher et se mirent à danser sous la table, sous les chaises, dans toute la chambre. Je voulus fuir, il était trop tard. «Tout est fini, me dis-je, fini, fini! Je suis perdue, définitivement perdue! Je m'amuse et j'ai l'air de commettre des bêtises comme un enfant de dix ans. Je ne suis qu'une fille sotte, je ne suis qu'une grande sotte!»

Pokrovski se fâcha terriblement. «Il ne manquait plus que cela! cria-t-il. N'avez vous pas honte de vous conduire ainsi? Quand donc deviendrez-vous raisonnable?», et il se mit en devoir de ramasser les livres. Je me penchai pour l'aider. «Ce n'est pas nécessaire, pas du tout nécessaire, cria-t-il encore. Vous feriez mieux de ne pas entrer là où on ne vous a pas invitée.»

Mais, un peu adouci par mon attitude humble, il poursuivit d'une voix moins courroucée, sur le ton de mentor qu'il avait eu durant nos leçons et en usant du droit que lui conférait son rôle tout récent encore de professeur: «Voyons! Quand donc deviendrez-vous sage, réfléchissez à ce que vous faites! Regardez-vous, vous n'êtes plus une enfant, vous n'êtes plus une petite fille, vous avez quinze ans déjà, voyons!»

Et, comme pour vérifier que je n'étais effectivement plus une petite fille, il jeta un regard sur moi et rougit aussitôt jusqu'aux oreilles. Je ne comprenais pas ce qui lui arrivait. J'étais là devant lui et le regardais avec de grands yeux étonnés. Il se leva, s'approcha de moi l'air confus, se troubla affreusement, balbutia quelques mots, parut s'excuser de quelque chose, peut-être de n'avoir pas remarqué jusque-là que j'étais une si grande jeune fille. Je compris tout à coup. Je ne sais ce qui m'arriva à ce moment. Je me troublai, je perdis contenance, je rougis plus encore que Pokrovski, je me couvris le visage de mes mains et m'enfuis en courant de la chambre.

Je ne savais plus que devenir, où me cacher dans ma honte. Qu'il m'ait trouvée dans sa chambre! Ce seul fait déjà me semblait maintenant intolérable. Trois jours durant, je n'osai même pas le regarder. Je rougissais jusqu'aux larmes dès que je l'apercevais. Les pensées les plus terrifiantes, mêlées à des idées comiques, tournaient dans ma tête. L'une de ces idées, la plus abracadabrante, était d'aller le trouver pour m'expliquer avec lui, de tout lui avouer, lui dire franchement la vérité et le convaincre que je n'avais pas agi comme une petite fille sotte, mais mue par une bonne intention. J'avais déjà pris la décision de me rendre chez lui, mais, Dieu merci, le courage me manqua au dernier moment. J'imagine ce qu'aurait été mon attitude, les bêtises que je lui aurais débitées. Aujourd'hui encore, je me sens toute honteuse en me remémorant ces moments.

Quelques jours plus tard, ma mère tomba gravement malade. Elle garda le lit deux jours, et, la troisième nuit, eut une forte fièvre avec délire. J'avais déjà passé une nuit blanche auprès d'elle, assise à son chevet, l'entourant de soins, lui donnant à boire et lui administrant les remèdes aux heures prescrites. La seconde nuit, je me sentis à bout de forces. Le sommeil me gagnait par moments, tout se brouillait devant mes yeux, la tête me tournait et je me sentais sur le point, d'un instant à l'autre, de m'affaisser de faiblesse. Les plaintes sourdes de ma mère me réveillaient chaque fois; je sursautais, rouvrais les yeux pendant quelques secondes, pour retomber dans ma somnolence tout de suite après. Je luttais désespérément contre la fatigue. Me suis-je endormie quelques secondes, je ne sais, je ne m'en souviens pas bien. Mais un rêve effrayant, une vision d'épouvante surgit dans mon cerveau exténué, gagné par le sommeil pénible contre lequel il luttait. Je rouvris les yeux avec effroi. La chambre était plongée dans l'obscurité, la flamme de la veilleuse agonisait, des rais de lumière glissaient sur les murs, tantôt s'élargissant et envahissant la pièce, tantôt disparaissant tout à fait. J'eus peur subitement, une terreur inexplicable me saisit. Mon imagination était bouleversée par ce rêve épouvantable, mon cœur était lourd d'appréhension… Je me levai en sursaut et poussai involontairement un cri, en proie à un sentiment d'oppression anxieuse, à une crainte obscure et terrible. La porte s'ouvrit à cet instant et Pokrovski entra dans notre chambre.

Je me souviens seulement qu'il me soutenait dans ses bras lorsque je revins à moi. Il me fit asseoir, avec précaution, dans un fauteuil, me tendit un verre d'eau et m'assaillit de questions. Je ne sais plus ce que je lui ai répondu. «Vous êtes malade, très malade vous-même», me dit-il en me prenant la main. «Vous avez de la fièvre, vous ruinez votre santé, vous ne vous ménagez pas assez. Calmez-vous, étendez-vous, dormez. Je vous réveillerai d'ici deux heures.» «Calmez-vous… couchez-vous, reposez-vous un peu!», reprit-il sans me laisser le temps de placer un mot d'objection. La fatigue me privait de toute velléité de résistance, mes paupières se fermaient. Je m'étendis à demi dans le fauteuil, avec l'intention de ne sommeiller qu'une demi-heure, mais je dormis jusqu'au matin. Pokrovski ne me réveilla que lorsque vint l'heure de faire prendre le remède à ma mère.

Le lendemain, ayant pris du repos dans la journée, je m'apprêtais à passer de nouveau la nuit dans un fauteuil au chevet de ma mère, avec la ferme décision, cette fois, de ne pas m'endormir, lorsque Pokrovski frappa à la porte de notre chambre. Il était onze heures. J'ouvris. «J'ai pensé que vous vous ennuieriez ici, à veiller toute seule», me dit-il. «Voici un livre, prenez-le, il vous aidera à passer le temps.» Je pris le volume. Je ne me souviens pas du titre de ce livre. Je doute même que je l'aie ouvert, bien que je sois restée éveillée toute la nuit. Une agitation intérieure étrange ne me permettait pas de m'endormir. Je ne pouvais tenir en place. À diverses reprises je quittai mon fauteuil et me mis à marcher dans la pièce. Une sorte de joie profonde m'emplissait, inondant mon être entier. J'étais si touchée de l'attention de Pokrovski. Je me sentais fière du souci qu'il avait pris de moi, de la peine qu'il s'était donnée pour moi. Toute la nuit, je ne fis que méditer et rêver. Pokrovski ne revint pas. Je savais d'ailleurs qu'il ne reviendrait pas cette fois, et je m'efforçais de deviner ce qui se passerait le soir suivant.

Le lendemain soir, alors que tout le monde était déjà couché dans la maison, Pokrovski ouvrit la porte de sa chambre et, se tenant sur le seuil, engagea la conversation avec moi. Je n'ai pas retenu un seul mot des paroles que nous échangeâmes cette fois-là. Je me souviens seulement que la timidité me paralysait, que j'étais troublée et, en même temps, mécontente de moi-même, si bien que j'attendais avec impatience la fin de cet entretien, que j'avais appelé pourtant de toute mon âme, dont j'avais rêvé depuis le matin, préparant d'avance mes questions et mes réponses… Ce soir-là marqua le début de notre amitié. Durant la maladie de ma mère, nous passâmes chaque nuit plusieurs heures ensemble. Peu à peu, je parvins à triompher de ma timidité, bien qu'il restât, après chaque entretien, de quoi être mécontente de moi-même. Je remarquais d'ailleurs, avec une joie secrète et une satisfaction d'amour-propre, qu'il négligeait pour moi ses affreux bouquins. Un jour, la conversation tomba, par plaisanterie, sur l'incident de la planche qui s'était écroulée et des livres qui avaient roulé par terre. Ce fut une minute étrange, où je manifestai une franchise exagérée, une sincérité excessive. Une exaltation singulière, un élan passionné m'entraînèrent à lui dire toute la vérité… Je lui avouai tout: que j'avais envie de m'instruire, de meubler mon esprit, que cela m'irritait d'être considérée comme une gamine, une enfant… J'étais, je le répète, dans un état d'âme bizarre. Mon cœur s'amollissait, des larmes perlaient à mes yeux… Je ne lui cachai rien, je lui confiai tout, absolument tout… l'amitié que j'éprouvais pour lui, mon désir de l'aimer, de vivre en communion avec lui, de le consoler, de l'encourager. Il me regarda drôlement, avec une sorte de stupeur, l'air confus, et ne prononça pas un mot. Je ressentis soudain une profonde amertume, une immense tristesse. Il me sembla qu'il ne me comprenait pas, qu'il se moquait même de moi peut-être. Je me mis à pleurer, j'éclatai en sanglots comme une enfant, incapable de me maîtriser davantage. J'étais secouée de convulsions, ce fut comme une crise. Il me saisit les mains, les couvrit de baisers, les serra sur sa poitrine et me parla doucement, d'une voix consolante. Il était fortement ému lui-même. Je ne me souviens pas de ce qu'il me dit, je sais seulement que je pleurais et que je riais tour à tour, que je devenais rouge et ne me sentais pas capable d'articuler un seul mot dans ma joie. Cependant, et en dépit de mon émotion, je sentais que Pokrovski demeurait un peu confus et contraint. Il ne revenait pas de son étonnement, semble-t-il, en voyant mon emballement et mon enthousiasme, en constatant chez moi une amitié si soudaine, si ardente et passionnée. Il se peut qu'une certaine curiosité l'ait emporté chez lui au début, mais son hésitation disparut par la suite, et il répondit à mon amitié avec la même simplicité et le même naturel que j'y apportai; il réagit à mes paroles affectueuses, à mon attachement, à mes intentions en me témoignant une affection égale à la mienne, en se comportant vis-à-vis de moi comme un ami sincère, comme un frère véritable. Mon cœur s'épanouissait dans cette atmosphère chaleureuse, je me sentais si contente, si heureuse… Je ne lui cachais rien et ne lui taisais rien. Il le voyait, et son attachement grandissait de jour en jour.

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