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– Pourquoi donc songez-vous à acheter ces brochures, lui dis-je, elles sont dépourvues d'intérêt.

– Mais non, mais non, répondit-il; regardez donc! Il y a là d'excellents petits livres, de très gentils petits livres!

Il traînait si pitoyablement ces derniers mots d'une voix chantante que j'eus l'impression qu'il était sur le point de pleurer de chagrin parce que les beaux livres coûtaient si cher. Je croyais voir déjà une larme perler à ses yeux pour glisser le long de ses joues pâles et de son nez rouge. Je lui demandai combien il avait d'argent. «Voici», expliqua le malheureux en sortant toutes les pièces de monnaie qu'il possédait et qu'il tenait enveloppées dans un papier de journal graisseux: «Il y a là cinquante kopecks, puis vingt-cinq kopecks, puis pour vingt kopecks de monnaie de cuivre».

Je l'entraînai aussitôt vers mon bouquiniste. «Ces onze volumes ne coûtent ensemble, lui dis-je, que trente-deux roubles et demi en assignats. J'ai déjà trente roubles, ajoutez deux roubles et demi et nous achèterons tous ces livres pour en faire cadeau en commun à Petinka.»

Le vieux était fou de joie; il versa sur la table toutes les pièces de monnaie qu'il possédait et le bouquiniste le chargea de notre bibliothèque commune. Mon brave vieux fourra quelques livres dans ses poches, en prit dans les mains, sous le bras, et les emporta chez lui en me promettant de me les apporter tous le lendemain de façon discrète. Le jour suivant, il vint rendre visite à son fils et resta chez lui comme à l'ordinaire une heure environ, après quoi il entra chez nous et s'assit auprès de moi avec des airs de mystère ultra-comiques. Il souriait et se frottait les mains dans la fière satisfaction de détenir un secret, puis il m'expliqua qu'il avait transporté les volumes chez nous sans être vu et les avait cachés dans un coin de la cuisine, sous la sauvegarde de Matrena. La conversation passa ensuite à l'anniversaire que nous attendions. Le vieux parla avec abondance de la façon dont nous ferions ce cadeau à son fils, et plus il s'enfonçait dans ce sujet, entrant dans les détails, plus on sentait qu'il avait quelque chose sur le cœur dont il ne pouvait ou n'osait parler, comme si une crainte le retenait. J'attendais en me taisant. La joie secrète, la satisfaction intime que je lisais si clairement jusque-là dans ses gestes bizarres, dans ses grimaces et dans les clignements de son œil gauche, avaient disparu. Il devenait de minute en minute plus inquiet et plus triste. Enfin, il ne put plus se contenir.

– Écoutez-moi, commença-t-il timidement d'une voix mal assurée. Écoutez-moi, Varvara Alexéievna… Savez-vous quoi, Varvara Alexéievna?…

Il paraissait tout à fait bouleversé.

– Voici quoi: Quand viendra son anniversaire, vous prendrez dix volumes et les lui donnerez vous-même, c'est-à-dire de votre part, comme venant de vous uniquement. De mon côté, je lui donnerai le onzième tome et je lui en ferai cadeau en mon nom seulement, comme venant de moi seul. De cette façon, voyez-vous, vous lui ferez un cadeau, et j'aurai, moi aussi, un cadeau à lui faire. Chacun de nous aura quelque chose à lui donner.

Ici le vieux se troubla et se tut. Je le regardai: il attendait ma décision avec une timidité anxieuse.

– Pourquoi donc renoncez-vous à lui faire un cadeau en commun avec moi, Zahar Petrovitch?

– C'est que, Varvara Alexéievna, c'est que… Je pensais… je… parce que…

Bref, il acheva de se troubler, rougit, s'embarrassa dans sa phrase et parut tout à coup cloué sur place.

– Voyez-vous, m'expliqua-t-il finalement, voyez-vous, Varvara Alexéievna, il m'arrive parfois de prendre le mauvais chemin… c'est-à-dire que je crois devoir vous informer que je prends presque toujours le mauvais chemin, que je recommence constamment… je suis prisonnier de mes mauvaises habitudes, je fais ce que je ne devrais pas… Comprenez-vous, il fait si froid dehors certains jours, et j'ai aussi toutes sortes d'ennuis, ou bien c'est la tristesse qui m'envahit brusquement. Alors il suffit qu'un petit désagrément m'arrive pour que je ne puisse plus me retenir… je prends le mauvais chemin, et je bois un ou deux verres de trop. Petroucha est très mécontent de moi dans ces cas. Il se fâche, voyez-vous, Varvara Alexéievna, il me gronde et me fait tout le temps la morale. C'est pourquoi je voudrais lui prouver maintenant par mon cadeau que je me suis corrigé et que je commence à bien me conduire. Je veux lui montrer que j'ai économisé des sous pour acheter un livre, que j'ai mis de côté pendant longtemps, car je ne possède guère, en fait d'argent, que ce que Petroucha me donne de temps à autre. Il le sait bien. Il verra de cette façon quel emploi j'ai fait des pièces de monnaie qu'il me glisse, et il saura que j'ai fait cela pour lui.

Une immense pitié me vint pour le vieux. Je ne fus pas longue à me décider. Il continuait à me regarder avec inquiétude.

– Écoutez-moi, Zahar Petrovitch, lui dis-je, vous lui donnerez tous les onze volumes.

– Comment ça, tous? Lui donner tous les volumes?

– Mais oui, tous.

– Les donner de ma part?

– Oui, de votre part.

– C'est-à-dire, comme si cela venait de moi?

– Mais oui, de vous, de vous…

Je le lui avais dit assez clairement, semble-t-il, mais il lui fallut du temps pour comprendre.

– Soit, reprit-il d'un air songeur, soit! Ce serait très bien, ce serait vraiment bien, mais vous, Varvara Alexéievna, que ferez-vous en ce cas?

– Moi, c'est simple, je ne donnerai rien.

– Comment?! s'écria le vieux, qui parut s'effrayer soudain, comment? vous ne donnerez rien à Petinka, vous ne désirez donc pas lui faire de cadeau?

Il était consterné, et aurait été prêt à cet instant, je crois, à renoncer à son projet, afin que je puisse, moi aussi, donner quelque chose à son fils. Il avait un cœur d'or, ce vieux! Je le rassurai en affirmant que j'aurais été heureuse de faire un cadeau à Petinka, mais que je ne voulais pas le priver de son plaisir. «Si votre fils est content du cadeau et si vous en êtes heureux, j'en serai heureuse moi aussi, ai-je ajouté, car j'aurai le sentiment, dans le secret de mon cœur, d'avoir effectivement donné ces livres.» Ce raisonnement acheva de le persuader. Il resta chez nous deux heures encore, et ne put pas tenir en place pendant ce temps, se levait, s'agitait, faisait du bruit, s'amusait à des gamineries avec Sacha, m'embrassait en cachette ou me pinçait le bras, et faisait, à la dérobée, des grimaces à Anna Fiodorovna. Celle-ci finit par le chasser. Bref, le vieux se démena d'enthousiasme comme cela ne lui était jamais arrivé peut-être.

Le grand jour arriva, et le vieux se présenta à onze heures précises, tout de suite après la messe. Il était en habit décemment rapiécé, et portait effectivement un nouveau gilet ainsi que des souliers neufs. Il tenait dans chaque main un paquet de livres. Nous nous trouvions tous, à ce moment, chez Anna Fiodorovna, en train de prendre le café (c'était un dimanche). Le vieux se mit à parler, je crois, de Pouchkine pour commencer, en déclarant que ce fut un versificateur très distingué. Puis il se troubla, s'embrouilla, et affirma tout à coup qu'il est indispensable, en ce monde, de se conduire convenablement et que, lorsqu'un homme se conduit mal on peut en déduire qu'il suit un mauvais chemin. Il ajouta que les mauvaises inclinations mènent l'homme à sa perte et à sa destruction. Il énuméra même quelques cas frappants et moralisateurs d'intempérance, et annonça, pour terminer, qu'il s'était complètement amendé depuis un certain temps et que sa conduite était devenue irréprochable, exemplaire; qu'il avait senti, auparavant déjà, la justesse des remontrances de son fils, qu'il s'était rendu compte depuis longtemps de leur vérité, qu'il avait eu à cœur de s'y conformer, en avait pris maintes fois la décision, qu'il y était effectivement parvenu maintenant et s'abstenait de boire, non seulement en paroles, mais en réalité. En preuve de quoi, il faisait cadeau à son fils de ces livres, achetés avec de l'argent qu'il avait économisé pendant une longue période.

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