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– Et de Grillet? Voyage-t-il aussi en Suisse?

– Non. De Grillet est je ne sais où. De plus, une fois pour toutes, je vous en préviens, évitez ces allusions et ces rapprochements tout à fait dépourvus de noblesse; autrement vous auriez affaire à moi.

– Comment! malgré nos anciennes relations amicales?

– Oui.

– Mille excuses, monsieur Astley; mais permettez pourtant. Il n’y a là rien d’offensant. Je ne fais aucune allusion malséante. D’ailleurs, comparer ensemble une jeune fille russe et un Français est impossible.

– Si vous ne rappelez pas à dessein le nom de De Grillet en même temps que… l’autre nom, je vous prie de m’expliquer ce que vous entendez par l’impossibilité de cette comparaison. Pourquoi est-ce précisément d’un Français et d’une jeune fille russe que vous parlez?

– Vous voyez! Vous voilà intéressé. Mais le sujet est trop vaste, monsieur Astley. La question est plus importante qu’on ne pourrait le croire au premier abord. Un Français, monsieur Astley, c’est une forme belle, achevée. Vous, en votre qualité d’Anglo-Saxon, vous pourrez n’en pas convenir, – pas plus que moi en qualité de Russe, – par jalousie, peut-être. Mais nos jeunes filles peuvent avoir une autre opinion. Vous pouvez trouver Racine parfumé, alambiqué, et vous ne le lirez même peut-être pas. Je suis peut-être de votre avis. Peut-être le trouverons-nous même ridicule. Il est pourtant charmant, monsieur Astley, et, que nous le voulions ou non, c’est un grand poète. Les Français, – que résument les Parisiens, – avaient déjà des élégances et des grâces quand nous étions encore des ours. La Révolution a partagé l’héritage de la noblesse au plus grand nombre. Il n’y a pas aujourd’hui si banal petit Français qui n’ait des manières, de la tenue, un langage et même des pensées comme il faut, sans que ni son esprit ni son cœur y aient aucune part. Il a acquis tout cela par hérédité. Or il est peut-être par lui-même vil parmi les plus vils. Eh bien! monsieur Astley, apprenez qu’il n’y a pas au monde d’être plus confiant, plus intelligent et plus naïf qu’une jeune fille russe. De Grillet, se montrant à elle sous son masque, peut la séduire sans aucune peine. Il a la grâce des dehors, et la jeune fille prend ces dehors pour l’âme elle-même, et non pour une enveloppe impersonnelle. Les Anglais, pour la plupart, – excusez-moi, c’est la vérité, – sont gauches, et les Russes aiment trop la beauté, la grâce libre, pour se passer de ces qualités. Car il faut de l’indépendance morale pour distinguer la valeur du caractère personnel; nos femmes, et surtout nos jeunes filles, manquent de cette indépendance, et, dites-moi, quelle expérience ont-elles? Mademoiselle Paulina a dû pourtant beaucoup hésiter avant de vous préférer ce gredin de De Grillet. Elle peut être votre amie, vous accorder toute sa confiance, mais le gredin régnera toujours. Elle conservera son amour même par entêtement, par orgueil; le gredin restera toujours un peu, pour elle, le marquis plein d’affable élégance, libéral, et que sa demi-ruine parait d’une grâce de plus. On a pu depuis percer à jour le faux bonhomme; qu’importe? Elle tient à l’ancien de Grillet, il vit encore pour elle, et elle le regrette d’autant plus qu’il n’a existé que pour elle. Vous possédez une fabrique de sucre, monsieur Astley?

– Oui, je fais partie d’une entreprise de raffinerie, Lovel et Cie.

– Eh bien! vous voyez, monsieur Astley, d’un côté un raffineur, de l’autre Apollon du Belvédère. Moi, je ne suis pas même un raffineur. Je suis un joueur à la roulette, j’ai été domestique. (Mademoiselle Paulina doit en être informée, car je vois qu’elle a une très bonne police.)

– Vous êtes irrité, me répondit monsieur Astley avec le plus grand calme. Vos saillies sont sans originalité.

– J’en conviens; mais, mon noble ami, n’est-ce pas précisément ce qu’il y a de plus affreux, que ces clichés si vieux, si vieux, soient encore vrais? Nous n’avons donc, nous autres gens modernes, rien inventé!

– Voilà des paroles ignobles…; car, car… sachez, dit M. Astley, d’une voix tremblante et les yeux étincelants, sachez donc, ingrat, malheureux, homme perdu que vous êtes! sachez que je suis venu à Hombourg exprès, parce qu’elle m’a chargé de vous voir, de vous entretenir longuement et sincèrement, et prié de lui communiquer vos pensées et vos espérances et… et vos souvenirs.

– Vraiment! vraiment! m’écriai-je.

Des larmes brûlantes coulaient de mes yeux; je ne pouvais les retenir. Il me semblait que c’étaient mes premières larmes.

– Oui, malheureux, elle vous aimait, et je puis vous le révéler, car vous êtes un homme perdu. J’aurais beau vous dire qu’elle vous aime encore, vous resterez ici cependant! Oui, vous êtes perdu! Vous aviez certaines facultés rares, un caractère vif. Vous étiez un homme de valeur. Vous auriez pu être utile à votre patrie, qui a tant besoin d’hommes! Mais vous resterez ici; votre vie est finie. Je ne vous en fais pas un crime: à mon avis, tous les Russes sont comme vous. Ce n’est pas toujours la roulette qui les perd; mais qu’importe le moyen? Les exceptions sont rares. Vous n’êtes pas le premier à ne pas comprendre la loi du travail. La roulette est le jeu des Russes par excellence. Jusqu’ici vous étiez honnête, vous préfériez servir que voler. Mais votre avenir m’épouvante. Assez et adieu! Vous avez probablement besoin d’argent. Voilà dix louis d’or, allez les jouer. Prenez… Adieu… Prenez donc!

– Non, monsieur Astley; après tout ce que vous venez de me dire…

– Prenez! s’écria-t-il. Je suis convaincu que vous êtes encore honnête, et je vous fais cette offre comme peut la faire un ami à un véritable ami. Si j’étais sûr que vous renoncerez au jeu et que vous retournerez dans votre patrie, je vous donnerais immédiatement mille livres pour le commencement de votre carrière. Mais non, mille livres ou dix louis sont aujourd’hui pour vous la même chose. Vous les perdrez en tout cas. Prenez, et adieu.

– Je les prends à condition que vous me permettrez de vous embrasser avant de vous quitter.

– Oh! cela, avec plaisir.

Nous nous embrassâmes, et M. Astley partit.

Non, il a tort. Si j’ai parlé de Paulina et du petit Français sans assez de mesure, il en a tout à fait manqué en parlant des Russes. Je ne m’offense pas personnellement de ce qu’il m’a dit… Du reste, tout cela, ce ne sont que des paroles, des paroles… Il faut agir. Le principal est de courir en Suisse. Demain même… Oh! si je pouvais partir tout de suite, me régénérer, ressusciter! Il faut leur prouver que… Il faut que Paulina le sache, je puis être encore un homme. Il faut seulement… Aujourd’hui, il est déjà trop tard, mais demain… Oh! j’ai le pressentiment, – et il n’en peut être autrement… – J’ai quinze louis, et j’avais commencé avec quinze florins! Si je me conduis avec prudence, et je ne suis plus un enfant, il ne se peut… Ah! je ne comprends donc pas moi-même que je suis perdu! Mais qui m’empêche de me sauver? De la raison, de la patience, et je suis sauvé… Je n’ai qu’à tenir bon une fois, et, en une heure, je puis changer ma destinée. Il faut avoir du caractère, c’est l’important…

Ah! oui! j’ai eu du caractère, cette fois!… J’ai perdu, cette fois, tout ce que possédais…

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