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Oh! ce soir-là, en portant mes soixante-dix florins à la table de jeu, je savais que la date était pour moi importante. J’ai une préférence superstitieuse pour «passe». Je mis donc dix florins sur «passe», et je les perdis. Il m’en restait soixante en monnaie d’argent. Je jetai mon dévolu sur le zéro, et pontai cinq florins. À la troisième mise, le zéro sortit; je faillis mourir de joie en recevant cent soixante-quinze florins. J’étais moins heureux le fameux soir où j’en gagnai cent mille. Je mis aussitôt cent florins sur le rouge. Je gagnai. Deux cents sur le rouge. Je gagnai. Tous les quatre cents sur le noir. Je gagnai. Tous les huit cents sur «manque». Je gagnai. Au total, j’avais mille sept cents florins en moins de cinq minutes. Oui, à ces moments-là, on oublie tous les insuccès passés… J’avais risqué ma vie, j’avais gagné, j’étais de nouveau un homme.

Je louai une chambre, je m’enfermai, et, jusqu’à trois heures du matin je restai debout, occupé à compter mon argent.

Je me réveillai homme libre.

Je décidai d’aller à Hombourg, où je n’avais jamais été ni domestique ni prisonnier.

Quelques instants avant de partir, je me rendis à la roulette pour ponter deux fois seulement, et je perdis quinze cents roubles. Je partis néanmoins, et voilà deux mois que je suis à Hombourg…

Je vis dans la fièvre. Je joue de très petites mises; j’attends quelque événement qui ne vient pas. Je passe des journées entières près de la table de jeu et j’observe. Je joue même en rêvant. Je suis toujours comme engourdi; j’en ai pu juger surtout par l’impression que j’ai produite sur M. Astley.

Nous nous sommes rencontrés par hasard.

Je marchais dans le jardin, calculant qu’il me restait cinquante florins et que je ne devais rien à l’hôtel où j’occupais un cabinet. Je puis donc aller au moins une fois à la roulette, me disais-je. Si je gagne, je pourrai continuer le jeu; si je perds, il faudra m’engager comme domestique ou comme outchitel. Tout en rêvant à ces ennuis, je traversai la forêt et passai dans la principauté voisine. Il m’arrivait de marcher ainsi quatre heures de suite, et je revenais à Hombourg, harassé et affamé. Tout à coup, j’aperçus M. Astley qui me faisait signe de venir. Il était assis sur un banc. Je pris place auprès de lui. Il avait l’air préoccupé, ce qui diminua la joie que j’avais de le revoir.

– Vous étiez donc ici? Je pensais bien vous rencontrer, me dit-il. Ne vous donnez pas la peine de me raconter votre vie durant ces dix-huit mois; je la connais.

– Bah! Vous espionnez donc vos amis? Au moins, vous ne les oubliez pas… Ne serait-ce pas vous qui m’auriez libéré de prison à Roulettenbourg?

– Non. Oh! non. Je sais pourtant que vous avez été en prison pour dettes.

– Vous devez donc savoir qui m’a racheté.

– Non, je ne puis pas dire que je sache qui vous a racheté.

– C’est étrange. J’ai pourtant peu d’amis parmi les Russes. Et encore, n’est-ce qu’en Russie qu’on voit les orthodoxes se racheter entre eux; mais ils ne le feraient pas à l’étranger. J’aurais plutôt cru à la fantaisie de quelque original Anglais.

M. Astley m’écoutait avec étonnement. Il semblait s’attendre à me trouver plus triste et plus abattu.

– Je ne vous félicite pas d’avoir conservé votre indépendance d’autrefois, reprit-il sur un ton désagréable.

– Vous préféreriez me voir plus humble, dis-je en riant.

Il ne comprit pas d’abord, puis, ayant saisi ma pensée, il sourit.

– Votre observation me plaît. Je reconnais mon ancien ami, si intelligent, si vif et un peu cynique. Il n’y a que les Russes pour réunir des qualités aussi contradictoires. Vous avez raison, l’homme aime toujours à voir son meilleur ami humilié devant lui, et c’est sur cette humiliation que se fondent les plus solides amitiés. Eh bien! exceptionnellement, je suis enchanté de vous voir si courageux. Dites-moi, ne voulez-vous pas renoncer au jeu?

– Oh! je l’enverrai au diable dès que…

– Dès que… vous aurez gagné une fortune? Vous l’avez dit malgré vous, et c’est bien votre sentiment. Dites-moi encore, vous n’avez rien en tête que le jeu?

– Non… rien…

Il m’examina curieusement. Je n’étais au courant de rien; je ne lisais pas les journaux et n’ouvrais jamais un livre.

– Vous êtes engourdi, remarqua-t-il. Vous vous êtes désintéressé de la vie sociale, des devoirs humains, de vos amitiés, – car vous en aviez, – et vous avez même abandonné vos souvenirs. Je me rappelle le temps où vous étiez dans toute l’intensité de votre développement vital. Eh bien, je suis sûr que vous avez oublié vos meilleures impressions d’alors. Vos rêves d’aujourd’hui ne vont pas plus loin que rouge et noir, j’en suis sûr.

– Assez, monsieur Astley, assez, je vous en prie; ne me rappelez pas mes souvenirs, m’écriai-je avec rage. Sachez que je n’ai rien oublié. J’ai seulement chassé de ma mémoire le passé jusqu’au moment où ma situation aura changé, et alors, alors… alors vous verrez un ressuscité!

– Vous serez encore ici dans dix ans; je vous offre d’en faire le pari, et, si je perds, je vous le payerai ici même, sur ce banc.

– Pour vous prouver que je n’ai pas tout oublié, permettez-moi de vous demander où est maintenant mademoiselle Paulina. Si ce n’est pas vous qui m’avez racheté, c’est certainement elle, et voilà longtemps que je suis sans nouvelles à son sujet.

– Non, je ne crois pas que ce soit elle qui vous ait racheté. Elle est maintenant en Suisse, et vous me ferez plaisir en cessant de me questionner sur mademoiselle Paulina, dit-il d’un ton ferme et légèrement irrité.

– Cela signifie qu’elle vous a blessé aussi, m’écriai-je en riant malgré moi.

– Mademoiselle Paulina est la plus honnête et la meilleure personne qui soit au monde. Je vous le répète, cessez vos questions. Vous ne l’avez jamais connue, et son nom prononcé par vous offense tous mes sentiments.

– Ah!… Vous avez tort. Jugez vous-même: de quoi parlerions-nous, si ce n’est d’elle? Elle est le centre de tous nos souvenirs. Je vous demande seulement ce qui concerne… pour ainsi dire, la position… extérieure de mademoiselle Paulina, et cela peut se dire en deux mots.

– Soit! à condition que ces deux mots vous suffiront. Mademoiselle Paulina a été longtemps malade. Elle n’est pas même encore guérie. Elle a vécu pendant quelque temps avec ma mère et ma sœur dans le nord de l’Angleterre. Il y a six mois, la babouschka, – vous vous rappelez cette folle? – est morte en lui laissant sept mille livres. Elle voyage maintenant avec la famille de ma sœur, qui est mariée. Son frère et sa sœur sont aussi avantagés par le testament et font leurs études à Londres. Le général est mort il y a un mois, à Paris, d’une attaque d’apoplexie. Sa femme le traitait à merveille, mais avait fait passer à son propre nom toute la fortune de la babouschka. Voilà.

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