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Il y a trois jours, j’ai remarqué que M. Astley examinait attentivement mademoiselle Blanche et sa mère. Il semble les connaître. Il me semble aussi que l’Anglais et le Français ne sont pas inconnus l’un à l’autre. Du reste, M. Astley est un homme si discret qu’il attire les confidences; on devine qu’il garde les secrets par tempérament. C’est à peine si le Français l’a salué. Il ne le craint donc pas. Cela se comprend encore. Mais pourquoi mademoiselle Blanche affecte-t-elle aussi de ne pas le regarder, d’autant plus que le marquis s’est trahi hier soir? Pendant la conversation générale, je ne sais à quel propos, il a dit que M. Astley est immensément riche, «qu’il le sait». Ce serait donc pour mademoiselle Blanche le moment de regarder M. Astley… Le général ne cache plus son inquiétude. Il attend le télégramme de Saint-Pétersbourg.

Paulina m’évite comme avec préméditation. Moi-même j’affecte l’indifférence. Je pensais toujours qu’elle finirait par se rapprocher de moi. En revanche, hier et aujourd’hui, j’ai porté toute mon attention sur mademoiselle Blanche. Pauvre général! Il est tout à fait perdu.

Devenir amoureux à cinquante-cinq ans et si éperdument, lui, veuf, père de trois enfants, accablé de dettes, complètement ruiné, et amoureux d’une telle femme, c’est bien le pire des malheurs. Mademoiselle Blanche est jolie, mais me comprendra-t-on si je dis qu’elle a un de ces visages dont on peut avoir peur? J’ai du moins toujours eu peur de ce genre de beauté. Elle peut avoir vingt-cinq ans; haute de taille, large d’épaules, la gorge opulente, le teint doré, des cheveux très noirs et très abondants, de quoi coiffer deux têtes; la sclérotique des yeux jaunâtre et la prunelle noire, le regard insolent; des dents très blanches, les lèvres toujours peintes. Le musc est son odeur favorite; elle s’habille avec beaucoup de richesse et de goût; elle a des mains et des pieds ravissants; sa voix est un contralto un peu enroué. Quelquefois elle éclate de rire en montrant toutes ses dents, mais elle est plus souvent silencieuse, surtout devant Paulina. Elle est sans instruction, sans esprit peut-être, mais très rusée; je crois qu’elle a dû avoir beaucoup d’aventures. Le marquis n’est pas son parent, et quant à sa mère!… Pourtant, il est certain qu’à Berlin elle frayait avec le vrai monde. Quant au marquis, quoique je doute de sa noblesse, il est certainement du monde, comme on dit à Moscou. Je ne sais ce qu’il est en France. On prétend qu’il y possède un château. Avant quinze jours bien des événements se seront passés; mais je ne crois pas que rien de décisif ait été conclu jusqu’ici entre mademoiselle Blanche et le général. Que, par exemple, on apprenne que la babouschka est morte, mademoiselle Blanche… Comme tout cela me dégoûte! Comme je les planterais là volontiers, tous! Mais puis-je laisser Paulina? Puis-je cesser d’espionner autour d’elle pour essayer de la sauver? L’espionnage, certes, est vil: qu’est-ce que ça me fait?

M. Astley m’a paru aussi très anxieux. Il est certainement amoureux de Paulina. Que de choses parfois peut dire le regard d’un homme timide quand l’amour l’a touché! C’est curieux et risible. Assurément, cet homme préférerait se cacher sous terre que de laisser entendre par un mot ce que son regard dit si clairement. M. Astley nous rencontre souvent à la promenade, il se découvre et passe, bien qu’il meure, cela va sans dire, du désir de se joindre à nous. L’invite-t-on, il refuse aussitôt. À la gare, à la musique, il s’arrête à quelque distance de nous, et si on lève les yeux pour regarder autour de soi, on est sûr de découvrir, dans le sentier le plus voisin ou derrière quelque bouquet d’arbres, un morceau de M. Astley.

Jusqu’ici, je pensais qu’il cherchait depuis longtemps l’occasion de me parler. Ce matin, nous nous sommes rencontrés et nous avons échangé quelques mots. Sans même m’avoir dit bonjour, il a commencé par cette phrase:

– J’ai vu beaucoup de femmes comme mademoiselle Blanche.

Il se tut et me regarda significativement. Que voulait-il dire? Je ne sais! Car à ma question: Qu’entendez-vous par là? il hocha la tête d’un air fin et répondit:

– C’est comme ça… Mademoiselle Paulina aime beaucoup les fleurs?

– Je n’en sais rien.

– Comment! vous ne savez même pas cela?

– Mon Dieu, non!

– Hum! cela me donne à penser.

Puis il me salua de la tête et s’éloigna.

IV

Une journée absurde. Il est onze heures du soir. Je reste dans ma chambre. Je repasse mes souvenirs.

Ce matin, il a fallu aller jouer à la roulette pour Paulina. J’ai pris ses seize cents florins, mais à deux conditions: que je ne consens pas à partager le gain, et qu’elle m’expliquera ce soir même pourquoi elle veut de l’argent et combien elle en veut, car c’est évidemment dans un but particulier. Elle m’a promis des explications, et je suis parti.

Il y avait foule au salon de jeu. Oh! les avides et insolentes créatures! Je me suis faufilé jusqu’auprès du croupier, puis j’ai commencé timidement, en risquant deux ou trois pièces. Cependant je faisais des observations. À proprement parler, il n’y a pas de calcul dans ce jeu. Du moins, le calcul n’y a pas l’importance que lui attribuent les joueurs de profession, qui ne manquent pas de noter les coups sur un petit papier, de faire d’interminables calculs de probabilités et de perdre comme les simples mortels qui jouent au hasard. M. Astley m’a donné beaucoup d’explications sur les sortes de rythmes qu’affecte le hasard, en s’obstinant à préférer tantôt le rouge au noir, tantôt le noir au rouge, pendant des suites incroyables de coups. Chaque matin, M. Astley s’assied à une table de jeu, mais sans jamais rien risquer lui-même.

J’ai perdu toute la somme et assez vite. D’abord j’ai joué sur le pair deux cents florins, et j’ai gagné, puis rejoué et regagné trois fois.

C’était le moment de m’en aller. Mais un étrange désir s’empara de moi. J’avais comme un besoin de provoquer la destinée, de lui donner une chiquenaude, de lui tirer la langue. J’ai risqué la plus grosse somme permise, quatre mille florins, et j’ai perdu. Alors j’ai mis tout ce qui me restait sur pair et j’ai quitté la table comme étourdi. Je ne pus apprendre à Paulina cette perte qu’un instant avant le dîner, ayant jusque-là erré tout le temps dans le parc.

À dîner j’étais très surexcité. Le Français et mademoiselle Blanche étaient là. On connaissait mon aventure. Mademoiselle Blanche se trouvait le matin dans le salon de jeu. Elle me marqua cette fois plus d’attention. Le Français vint droit à moi et me demanda tout simplement si c’était mon propre argent que j’avais perdu. Il me semble qu’il soupçonne Paulina. J’ai répondu affirmativement.

Le général fut très étonné. Où avais-je pu trouver tant d’argent? J’expliquai que j’avais commencé par cent florins. Que six ou sept coups de suite en doublant m’avaient amené à cinq ou six mille et que j’avais perdu le tout en deux coups. Tout cela était assez vraisemblable. En donnant ces explications je regardai Paulina, mais je ne pus rien lire sur son visage. Pourtant, elle ne m’interrompit pas, et j’en conclus que je devais cacher nos conventions. En tout cas, pensais-je, elle me doit une explication, elle me l’a promise. Le général ne me fit pas d’autres observations. Je soupçonne qu’il venait d’avoir avec le Français une chaude discussion. Ils s’étaient enfermés dans une pièce voisine d’où on les entendait parler avec beaucoup d’animation. Le Français en était sorti, laissant voir une grande irritation.

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