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– Voyons, général, mademoiselle Blanche ne se soucie pas de moi. Que puis-je pour vous auprès d’elle?

Mais rien n’y fit. Il ne m’entendait même pas.

En pleurant presque, il me conta que mademoiselle Blanche refusait de l’épouser parce qu’elle était convaincue qu’il n’hériterait pas de la babouschka. Il semblait croire que tout cela était nouveau pour moi. Je fis une allusion à de Grillet; mais il me répondit, avec un geste désespéré:

– Parti! Je lui ai engagé tous mes biens! Cet argent que vous avez apporté… combien reste-t-il? Sept cents francs, je crois… C’est tout ce que je possède…

– Et comment réglerez-vous votre note d’hôtel? Et puis… après, que ferez-vous?

Il me considéra d’un air absorbé. Il ne m’avait pas compris. J’essayai de lui parler de Paulina et des enfants. Il répondit vivement:

– Oui, oui…

Et aussitôt il se mit à parler du prince; que Blanche s’en allait avec lui, et qu’alors, alors…

– Que vais-je faire, Alexis Ivanovitch? Je vous jure, par Dieu!… Dites. N’est-ce pas de l’ingratitude? Mais… oui, oui, c’est de l’ingratitude!…

Il fondit en larmes.

Il n’y avait rien à faire avec lui. Je fis savoir à la bonne dans quel état il était; je fis avertir aussi le garçon, afin qu’on le surveillât, et je sortis.

Juste en ce moment Potapitch vint me prévenir que la babouschka me demandait. Il était huit heures; elle revenait de la gare, où elle avait perdu tout l’argent qu’elle avait apporté de Moscou. Je la trouvai dans son fauteuil, lasse, malade. Marfa lui présentait une tasse de thé qu’elle la forçait presque de boire. Le ton de la pauvre dame était tout à fait changé.

– Bonjour, mon petit père, dit-elle lentement. Pardonne-moi de t’avoir dérangé encore une fois, pardonne cela à une vieille femme. J’ai perdu là-bas, mon petit père, près de cent mille roubles. Tu avais raison de ne pas vouloir m’accompagner. Je suis maintenant sans un kopeck.

» J’ai envoyé chez ton Anglais, Astley; je lui demande de me prêter trois mille francs pour huit jours. Persuade-lui de ne pas me refuser. Je suis encore assez riche. J’ai trois villages et deux maisons. Il me reste aussi de l’argent; je n’ai pas tout pris sur moi. – Tiens! le voici justement! On voit bien vite quand un homme sait vivre.

Au premier appel de la vieille dame, M. Astley s’était donc hâté de se rendre auprès d’elle. Sans trop parler, il lui compta aussitôt trois mille francs en échange d’un billet que la babouschka signa; puis il salua et sortit.

– Tu peux t’en aller aussi, Alexis Ivanovitch. Il ne me reste qu’une heure, je vais me reposer un peu. Ne sois pas fâché contre moi, je suis une vieille sotte. Je n’accuserai plus les jeunes gens de légèreté… Et le général? Ce pauvre général! lui aussi, c’est péché de l’accuser. Mais, quant à de l’argent, il n’en aura pas. Il est trop bête! Mais je ne suis pas plus intelligente que lui. Vraiment, Dieu punit les vieux comme les jeunes du péché d’orgueil… Adieu.

Je voulus reconduire la babouschka. Il me semblait que quelque chose de grave allait se passer. Je ne pus rester chez moi.

Ma lettre à elle était décisive; mais la catastrophe actuelle était plus décisive encore. Les gens de l’hôtel me confirmèrent le départ de De Grillet, que m’avait annoncé le général. Si elle ne veut pas de moi comme ami, me disais-je, qu’elle m’agrée au moins pour domestique; je pourrai toujours faire ses commissions.

Au bout d’une heure, je retournai donc chez la babouschka et je l’accompagnai jusqu’au train; je l’installai même dans un wagon.

– Merci, mon petit père, pour ton obligeance désintéressée, me dit-elle. Répète à Praskovia ce que je lui ai dit hier. Je l’attends à Moscou.

Je repris le chemin de l’hôtel. En passant devant l’appartement du général, je rencontrai la bonne, qui me dit tristement qu’il n’y avait rien de nouveau.

J’entrai pourtant. Mais, à la porte du cabinet, je m’arrêtai stupéfait. Mademoiselle Blanche et le général riaient à gorge déployée, à qui des deux rirait le plus fort. La dame Comminges était là, elle aussi. Le général était évidemment fou de joie; il bredouillait des paroles incohérentes. Je sus par la suite, et de mademoiselle Blanche elle-même, qu’après avoir chassé le prince, elle avait appris le désespoir du général et qu’elle était allée un moment chez lui «pour le consoler». Mais le pauvre homme ignorait que son sort n’en était pas moins décidé, que, pendant qu’il riait ainsi à se tordre, on faisait les malles de Blanche, et qu’elle devait le lendemain, par le premier train, prendre son vol vers Paris.

Après être resté quelques minutes sur le seuil du cabinet, je renonçai à entrer et je m’esquivai sans être vu. Je remontai chez moi. En ouvrant la porte, j’entrevis dans la demi-obscurité de la chambre la silhouette indécise d’une femme assise sur une chaise, dans un coin, près de la fenêtre. Elle ne se leva pas à mon entrée; je m’approchai vivement, je regardai… La respiration me manqua.

XIV

Je poussai un cri.

– Mais quoi? mais quoi? dit-elle d’un air étrange.

Elle était pâle et morne.

– Comment! mais quoi? Vous! Ici! Chez moi!

– Si je suis venue, c’est tout entière. C’est mon habitude. Vous en jugerez tout à l’heure. Allumez la bougie.

J’allumai la bougie.

Elle se leva, s’approcha de la table, posa devant moi une lettre décachetée en me disant: «Lisez!»

– C’est… c’est l’écriture de De Grillet! m’écriai-je en saisissant le papier.

Mes mains tremblaient, les lignes dansaient devant mes yeux. J’ai oublié les termes précis de la lettre, mais en voici le sens:

«Mademoiselle, – des circonstances malheureuses m’obligent à partir sur-le-champ. Vous ne serez pas sans avoir remarqué que j’ai expressément évité toute explication avec vous. L’arrivée de la vieille dame et sa folie ont mis fin à toutes mes hésitations. Mes propres affaires compromises m’interdisent de continuer à me bercer d’espérances qui jusqu’ici ont été ma seule joie. Je regrette le passé, mais j’espère que vous ne trouverez rien dans ma conduite qui ne soit digne d’un galant homme et d’un honnête homme. À peu près ruiné par la débâcle de votre beau-père, je suis obligé de profiter du peu qui me reste. J’ai déjà chargé mes amis de Pétersbourg de vendre tous les biens qu’il m’avait engagés. Connaissant pourtant la légèreté d’esprit du général, qui a perdu sa fortune par sa faute, j’ai résolu de lui laisser cinquante mille francs et de lui rendre ses engagements, de sorte que vous pouvez maintenant lui reprendre tout ce qu’il vous a fait perdre, en exigeant par voie judiciaire la restitution de vos biens. J’espère, mademoiselle, que le parti que j’ai pris vous sera profitable. J’espère aussi par là avoir rempli les obligations d’un galant homme. Soyez convaincue que votre souvenir est à jamais gravé dans mon cœur.»

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