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Il retourna dans sa chambre et, pour la centième fois peut-être, se mit à ranger ses effets et ses livres. Mais peu à peu, sans comprendre ce qui lui arrivait, il s’assit sur le banc, et il lui sembla qu’il s’endormait. Par moments, il revenait à lui et se rendait compte que son sommeil n’était pas le sommeil mais une sorte de perte de conscience maladive et douloureuse. Il entendit la porte s’ouvrir puis se fermer. Il devina que c’étaient les maîtres qui rentraient des vêpres. Il lui vint en tête qu’il devait aller chez eux chercher quelque chose. Il se leva pour s’y rendre, mais il trébucha et tomba sur un tas de bois jeté par la vieille au milieu de la chambre. Alors il perdit tout à fait connaissance. Quand il rouvrit les yeux, au bout d’un long moment, il remarqua avec étonnement qu’il était couché sur le même banc, tout habillé, et qu’avec une tendresse attentive se penchait vers lui un visage de femme merveilleusement beau, tout mouillé de larmes douces et maternelles. Il sentit qu’on lui mettait un oreiller sous la tête, qu’on l’enveloppait dans quelque chose de chaud et qu’une main douce caressait son front brûlant. Il voulait dire merci; il voulait prendre cette main, l’approcher de ses lèvres sèches, la mouiller de larmes et la baiser éternellement… Il voulait dire beaucoup de choses, mais quoi, il ne le savait lui-même. Il voulait mourir en ce moment. Mais ses mains étaient comme du plomb et restaient inertes. Il lui paraissait qu’il était devenu muet; il sentait seulement son sang battre dans toutes ses artères si fortement, comme pour le soulever de sa couche. Quelqu’un lui donna de l’eau… Puis il perdit connaissance.

Il s’éveilla le matin, à huit heures. Le soleil jetait ses rayons dorés à travers les vitres verdâtres, sales, de sa chambre. Une sensation douce enveloppait tous ses membres de malade. Il était calme, tranquille et infiniment heureux. Il lui semblait que quelqu’un était tout à l’heure à son chevet. Il s’éveilla en cherchant attentivement autour de lui cet être invisible. Il eût tant désiré pouvoir embrasser un ami et dire, pour la première fois: «Bonjour, bonjour, mon ami.»

– Comme tu as dormi longtemps! prononça une douce voix de femme.

Ordynov se retourna. Le visage de sa belle logeuse, avec un sourire séduisant et clair comme le soleil, se penchait vers lui.

– Tu as été malade longtemps, dit-elle. C’est assez, lève-toi. Pourquoi te tourmentes-tu ainsi? La liberté est plus douce que le pain, plus belle que le soleil. Lève-toi, mon ami, lève-toi…

Ordynov saisit sa main et la serra fortement. Il lui semblait encore rêver.

– Attends, je t’ai préparé du thé. Veux-tu du thé? Prends, cela te fera du bien. J’ai été malade, moi aussi, et je sais.

– Oui, oui, donne-moi à boire, dit Ordynov d’une voix éteinte.

Il se leva. Il était encore très faible. Un frisson lui parcourut le dos; tous ses membres étaient endoloris et comme brisés. Mais dans son cœur il faisait clair et les rayons du soleil paraissaient l’animer d’une sorte de joie solennelle. Il sentait qu’une nouvelle vie forte, invisible, commençait pour lui. La tête lui tournait légèrement.

– On t’appelle Vassili? demanda-t-elle. J’ai peut-être mal entendu, mais il me semble que le patron t’a nommé ainsi, hier.

– Oui, Vassili. Et toi, comment t’appelles-tu? dit Ordynov en s’approchant d’elle et se tenant à peine sur ses jambes.

Il trébucha, elle le retint par le bras et rit:

– Moi? Catherine, dit-elle en fixant dans les siens ses grands yeux bleus et clairs.

Ils se tenaient par la main.

– Tu veux me dire quelque chose? fit-elle enfin.

– Je ne sais pas, répondit Ordynov.

Sa vue s’obscurcissait.

– Tu vois comme tu es… Assez, mon pigeon, assez. Ne te tourmente pas. Assieds-toi ici, devant la table, en face du soleil. Reste ici bien tranquille et ne me suis pas, ajouta-t-elle, croyant que le jeune homme allait faire un mouvement pour la retenir. Je vais revenir tout de suite; tu auras tout le temps de me voir.

Une minute après, elle apporta du thé, le plaça sur la table et s’assit en face d’Ordynov.

– Tiens, bois, dit-elle. Eh bien! Est-ce que la tête te fait mal?

– Non, plus maintenant, dit-il. Je ne sais pas, peut-être me fait-elle mal. Je ne veux pas… Assez! Assez! Je ne sais pas ce que j’ai, dit-il, tout bouleversé, ayant enfin saisi la main de Catherine. Reste ici, ne t’en va pas. Donne-moi encore ta main… Mes yeux se voilent. Je te regarde comme le soleil, dit-il haletant d’enthousiasme, comme s’il arrachait ses paroles de son cœur, alors que des sanglots emplissaient sa gorge.

– Mon ami! Tu n’as donc jamais vécu avec une brave créature? Tu es seul, seul; tu n’as pas de parents?

– Non, personne. Je suis seul, je n’ai personne. Ah! maintenant ça va mieux… Je me sens bien, maintenant, dit Ordynov en délire. Il voyait la chambre tourner autour de lui.

– Moi aussi, pendant plusieurs années je n’ai eu personne… Comme tu me regardes…, prononça-t-elle après un moment de silence.

– Eh bien!… quoi?…

– Tu me regardes comme si ma vue te réchauffait! Sais-tu, tu me regardes comme quand on aime… Moi, au premier mot, j’ai senti mon cœur battre pour toi. Si tu tombes malade, je te soignerai. Seulement ne tombe pas malade. Non, quand tu seras guéri nous vivrons comme frère et sœur. Veux-tu? C’est difficile d’avoir une sœur quand Dieu n’en a pas donnée…

– Qui es-tu? D’où viens-tu? demanda Ordynov d’une voix faible.

– Je ne suis pas d’ici… Ami, que t’importe? Sais-tu… On raconte que douze frères vivaient dans une forêt sombre. Une jeune fille vint à s’égarer dans la forêt. Elle arriva chez eux, mit tout en ordre dans leur demeure et étendit son amour sur tous. Les frères vinrent et apprirent qu’une sœur avait passé chez eux la journée. Ils l’appelèrent. Elle vint vers eux. Tous l’appelaient sœur, et elle était la même avec tous. Tu connais ce conte?

– Oui, je le connais, fit à voix basse Ordynov.

– C’est bon de vivre. Es-tu content de vivre?

– Oui, oui, vivre longtemps, longtemps, répondit Ordynov.

– Je ne sais pas, fit Catherine pensive. Je voudrais aussi la mort. C’est bien de vivre, mais… Oh! te voilà de nouveau tout pâle…

– Oui, la tête me tourne…

– Attends, je t’apporterai mon matelas; il est meilleur que celui-ci, et un autre oreiller, et je préparerai ton lit. Tu t’endormiras, tu me verras dans ton sommeil, ton mal passera… Notre vieille est malade, elle aussi…

Elle parlait tout en préparant le lit, et jetait, de temps en temps, par-dessus son épaule, un regard sur Ordynov.

– Tu en as des livres! dit-elle en repoussant le coffre.

Elle s’approcha d’Ordynov, le prit par la main droite, l’amena vers le lit, le coucha et le borda.

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