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Une heure après, on savait, à trois lieues à la ronde, que Ruggieri était arrivé, qu'il y aurait feu d'artifice sur la pelouse et illumination des ruines.

À sept heures du soir, dix mille personnes attendaient au bord du lac.

À huit heures et demie, le canon du brick donna le signal.

C'était une véritable nuit de feu d'artifice, noire, sombre, sans étoiles, à ne pas voir le bout de son nez.

Bientôt, à bord d'une barque invisible jusque-là, un feu rouge s'alluma.

La barque glissa sur le lac, éclairant ses rameurs, en se reflétant dans l'eau.

Les premiers cris de joie commencèrent.

Ce premier feu éteint, une autre barque lui succéda à un autre endroit avec un feu vert.

Puis une troisième avec un feu blanc.

Puis ce troisième feu s'éteignit comme les deux autres, et, cette fois, tout rentra dans l'obscurité.

Tout à coup, les dix mille spectateurs poussèrent un grand cri.

Les ruines comme un spectre gigantesque, semblaient sortir de la montagne et se dresser dans la nuit.

La pâle apparition dura dix minutes.

Après le premier cri poussé, chacun s'était tu.

L'apparition évanouie, les bravos éclatèrent.

Trois fois le fantastique mirage se renouvela, et, chaque fois, avec une teinte différente.

Pour mon compte, je n'ai rien vu de plus merveilleux.

Songez-y donc: un lac, des ruines et Ruggieri!

Le feu d'artifice tiré, la dernière fusée éteinte, la dernière boite à feu brûlée, on fit irruption dans le parc de M. de Flubé.

C'était à qui remercierait le grand artiste auquel on devait cette magnifique soirée.

Je le trouvai soucieux au milieu de son triomphe.

– Qu'avez-vous donc? lui demandai-je.

– Je ne connais pas bien les ruines, de sorte que je n'en ai pas tiré tout le parti possible, répondit Ruggieri. Mais, ajouta-t-il, je reviendrai.

S'il revient et que je sois encore à Pierrefonds, chers lecteurs, je vous promets de vous en faire part à temps, pour que vous puissiez venir.

LE LOTUS BLANC ET LA ROSE MOUSSEUSE

Dans un de ses spirituels feuilletons du _Siècle_, Alphonse Karr écrivait, il y a quelque temps, ce qui suit, à propos d'une fleur dont j'avais orné la serre de Régina de Lamotte-Houdan, l'héroïne des _Mohicans de Paris:_

» J'étais bien surpris qu'Alexandre Dumas, le brillant auteur de tant de volumes, ne m'eût jusqu'ici fourni que deux fleurs pour mon jardin des romancier.

» Mon jardin des romanciers est un jardin que j'ai composé des arbres et des fleurs que les écrivains contemporains, trop à l'étroit dans le monde réel, ont placés dans leurs livres.

» Ce jardin doit à madame Sand un chrysanthème à fleurs bleues;

» À Victor Hugo, un rosier de Bengale sans épines;

» À Balzac, l'azaléa grimpante;

» À Jules Janin, l'oeillet bleu;

» À madame de Genlis, la rose verte;

» À Eugène Sue, une variété de cactus qui fleurit en plein air sous le climat de Paris;

» À M. Paul Féval, une variété de mélèzes qui gardent leurs feuilles pendant l'hiver;

» À M. Forgues, une jolie petite clématite rose qui grimpe et fleurit sur les fenêtres du quartier Latin;

» À M. Rolle, un camellia à odeur enivrante;

» À Dumas, déjà nommé, une certaine tulipe noire qui, venue de graine, fleurit l'année même du semis, et qui, de ses caïeux, produit des fleurs qui ne lui ressemblent pas. De plus, un tournesol qui s'ouvre le matin et, conséquemment, se ferme le soir.

» Dumas vient d'enrichir le jardin d'un lotus blanc comme la neige, à pétales transparentes (lui ont fait dire les imprimeurs.)

» Ah! mon cher Dumas, c'est sans contredit une de tes plus belles créations.

» Recevons donc solennellement ton lotus blanc à pétales transparents dans le jardin des romanciers.

» L'ancien lotus, représenté dans les monuments égyptiens sur la tête d'Osiris, était rose ou bleu, suivant Athénée.

» Les Chinois représentent le lotus avec des fleurs pourpres sur leurs papiers de tapisserie, dont les fleurs, qui ont passé longtemps pour des rêves, ont fini par venir dans nos climats.

» M. Savigny, qui a fait l'expédition d'Égypte, et le savant maître M. Porret, le déclarent rose. Théophraste est du même avis, ainsi que Barthélémy. L'empereur Adrien ayant tué un lion à la chasse, un poète essaya de lui faire croire qu'un lotus rose qu'il lui présenta devait son coloris au sang de ce lion.

» Le seul botaniste qui se rapproche un peu de ton avis sur le lotus est M. Lemaout, qui, à la page 319 d'un très beau volume édité par Curmer, parle du nymphaea lotus, qui est, dit-il, le lotos des Égyptiens; il le représente comme blanc avec un bord rosé. C'est le lotus le plus blanc dont il ait jamais été fait mention, et il n'est pas si blanc que le tien, que tu donnes comme aussi blanc que la neige de l'Himalaya. D'ailleurs, à la page 322 du même volume, M. Lemaout n'est plus du tout de ton avis, ni de son avis de la page 319.

» Le nelumbo, dit-il, est le lotos sacré qui couronne le front d'Osiris; il a la fleur rose.

» Nulle part il n'est question du lotus à pétales transparents ni à pétales féminins. Ce lotus t'appartient donc entièrement; on ne l'a jamais vu, ainsi que la tulipe noire, que dans tes livres.

» Je suis dans mon droit en te faisant cette chicane, comme l'était le savetier qui critiqua la chaussure représentée par ce peintre de l'antiquité: _Ne sutor ultrà crepidam_. J'admire le reste comme je le dois.

» ALPHONSE KARR.»

_Réponse d'Alexandre Dumas_.

Tu comprends, cher ami, combien je suis sensible à l'honneur que tu me fais en me plaçant en si bonne compagnie; mais cet honneur, non point par fierté, mais par honnêteté, au contraire, je suis forcé de m'y soustraire.

J'ai enrichi, dis-tu, ton jardin des romanciers d'un lotus blanc comme la neige qui couronne le sommet de l'Himalaya, et c'est à ce lotus de mon invention que je dois d'être présenté par toi au chrysanthème à fleurs bleues de madame Sand, au rosier sans épines de Victor Hugo et à l'azaléa grimpante de Balzac.

Cher ami, tu sais bien que l'homme n'invente pas. Hélas! je suis homme, et n'ai pas même inventé le lotus blanc.

C'est Dieu, le grand inventeur de toute chose, qui a encore inventé celle-là.

Et je vais t'en donner la preuve, contre-signée par M. Belfield-Lefèvre.

Écoute ce que dit, dans le Dictionnaire de la Conversation, article lotus, ce savant botaniste:

LOTUS, LOTOS.

«Les écrivains de l'antiquité, naturalistes, historiens et philosophes, font fréquente mention d'une espèce végétale, qu'ils désignent sous le nom de lotos

» 1° Plante arborescente.

» 2° Plante aquatique.

» Trois espèces végétales distinctes qui croissaient dans les eaux du Nil et y formaient des bouquets de verdure, étaient désignées et vénérées par les anciens Égyptiens, sous le nom de lotos.

» La première de ces espèces, surnommée par quelques naturalistes anciens, le cyamue aegyptiacus, a été décrite par Hérodote sous le nom de lis rose. Sa racine, épaisse et charnue, servait d'aliment; sa fleur avait deux fois la grandeur de celle du pavot, et son fruit, que l'on comparait à un rayon circulaire de miel, renfermait, dans des alvéoles creusées à sa face supérieure, une trentaine de fèves arrondies. Il y a tout lieu de croire que cette plante aquatique, qui a aujourd'hui complètement disparu des eaux du Nil et qu'on ne retrouve que dans l'Inde, n'est autre que le nymphaea nelumbo de Linné, le nelumbium speciosum de Wildenow.

» La deuxième espèce,-attention, mon cher Alphonse, _nous brûlons_, comme on dit dans les jeux innocents;-la deuxième espèce offrait, selon Hérodote, des racines tubéreuses et charnues; des fleurs GRANDES ET BLANCHES comme celles du lis, des fruits semblables à ceux du pavot et renfermant une multitude de grains dont on faisait une sorte de pain. Au coucher du soleil, elle fermait sa corolle et se retirait sous les eaux, pour ne reparaître à la surface qu'au retour de cet astre. Cette espèce, différenciée de l'espèce précédente, et par la forme de la racine, et par la COULEUR DE LA FLEUR, et par la structure du fruit, était, suivant toute probabilité, le nymphaea lotus de Linné, QUI CROIT ENCORE AUJOURD'HUI dans les eaux du Nil.

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