Samuel Fergusson revint en Angleterre vers 1850, et, plus que jamais possédé du démon des découvertes, il accompagna jusqu’en 1853 le capitaine Mac Clure dans l’expédition qui contourna le continent américain du détroit de Behring au cap Farewel.
En dépit des fatigues de tous genres, et sous tous les climats, la constitution de Fergusson résistait merveilleusement ; il vivait à son aise au milieu des plus complètes privations ; c’était le type du parfait voyageur, dont l’estomac se resserre ou se dilate à volonté, dont les jambes s’allongent ou se raccourcissent suivant la couche improvisée, qui s’endort à toute heure du jour et se réveille à toute heure de la nuit.
Rien de moins étonnant, dès lors, que de retrouver notre infatigable voyageur visitant de 1855 à 1857 tout l’ouest du Tibet en compagnie des frères Schlagintweit, et rapportant de cette exploration de curieuses observations d’ethnographie.
Pendant ces divers voyages, Samuel Fergusson fut le correspondant le plus actif et le plus intéressant du Daily Telegraph, ce journal à un penny, dont le tirage monte jusqu’à cent quarante mille exemplaires par jour, et suffit à peine à plusieurs millions de lecteurs. Aussi le connaissait-on bien, ce docteur, quoiqu’il ne fût membre d’aucune institution savante, ni des Sociétés royales géographiques de Londres, de Paris, de Berlin, de Vienne ou de Saint-Pétersbourg, ni du Club des Voyageurs, ni même de Royal Polytechnic Institution, où trônait son ami le statisticien Kokburn.
Ce savant lui proposa même un jour de résoudre le problème suivant, dans le but de lui être agréable : Étant donné le nombre de milles parcourus par le docteur autour du monde, combien sa tête en a-t-elle fait de plus que ses pieds, par suite de la différence des rayons ? Ou bien, étant connu ce nombre de milles parcourus par les pieds et par la tête du docteur, calculer sa taille exacte à une ligne près ?
Mais Fergusson se tenait toujours éloigné des corps savants, étant de l’Église militante et non bavardante ; il trouvait le temps mieux employé à chercher qu’à discuter, à découvrir qu’à discourir.
On raconte qu’un Anglais vint un jour à Genève avec l’intention de visiter le lac ; on le fit monter dans l’une de ces vieilles voitures où l’on s’asseyait de côté comme dans les omnibus : or il advint que, par hasard, notre Anglais fut placé de manière à présenter le dos au lac ; la voiture accomplit paisiblement son voyage circulaire, sans qu’il songeât à se retourner une seule fois, et il revint à Londres, enchanté du lac de Genève.
Le docteur Fergusson s’était retourné, lui, et plus d’une fois pendant ses voyages, et si bien retourné qu’il avait beaucoup vu. En cela, d’ailleurs, il obéissait à sa nature, et nous avons de bonnes raisons de croire qu’il était un peu fataliste, mais d’un fatalisme très orthodoxe, comptant sur lui, et même sur la Providence ; il se disait poussé plutôt qu’attiré dans ses voyages, et parcourait le monde, semblable à une locomotive, qui ne se dirige pas, mais que la route dirige.
Festin dans Pall Mall.
«Je ne poursuis pas mon chemin, disait-il souvent, c’est mon chemin qui me poursuit.»
On ne s’étonnera donc pas du sang-froid avec lequel il accueillit les applaudissements de la Société Royale ; il était au-dessus de ces misères, n’ayant pas d’orgueil et encore moins de vanité ; il trouvait toute simple la proposition qu’il avait adressée au président Sir Francis M… et ne s’aperçut même pas de l’effet immense qu’elle produisit.
Après la séance, le docteur fut conduit au Traveller’s club, dans Pall Mall ; un superbe festin s’y trouvait dressé à son intention ; la dimension des pièces servies fut en rapport avec l’importance du personnage, et l’esturgeon qui figura dans ce splendide repas n’avait pas trois pouces de moins en longueur que Samuel Fergusson lui-même.
Des toasts nombreux furent portés avec les vins de France aux célèbres voyageurs qui s’étaient illustrés sur la terre d’Afrique. On but à leur santé ou à leur mémoire, et par ordre alphabétique, ce qui est très anglais : à Abbadie, Adams, Adamson, Anderson, Arnaud, Baikie, Baldwin, Barth, Batouda, Beke, Beltrame, du Berba, Bimbachi, Bolognesi, Bolwik, Bolzoni, Bonnemain, Brisson, Browne, Bruce, Brun-Rollet, Burchell, Burckhardt, Burton, Caillaud, Caillié, Campbell, Chapman, Clapperton, Clot-Bey, Colomieu, Courval, Cumming, Cuny, Debono, Decken, Denham, Desavanchers, Dicksen, Dickson, Dochard, Duchaillu, Duncan, Durand, Duroulé, Duveyrier, Erhardt, d’Escayrac de Lauture, Ferret, Fresnel, Galinier, Galton, Geoffroy, Golberry, Hahn, Halm, Harnier, Hecquart, Heuglin, Hornemann, Houghton, Imbert, Kaufmann, Knoblecher, Krapf, Kummer, Lafargue, Laing, Lajaille, Lambert, Lamiral, Lamprière, John Lander, Richard Lander, Lefebvre, Lejean, Levaillant, Livingstone, Maccarthie, Maggiar, Maizan, Malzac, Moffat, Mollien, Monteiro, Morrisson, Mungo-Park, Neimans, Overwey, Panet, Partarrieau, Pascal, Pearse, Peddie, Peney, Petherick, Poncet, Prax, Raffenel, Rath, Rebmann, Richardson, Riley, Ritchie, Rochet d’Héricourt, Rongäwi, Roscher, Ruppel, Saugnier, Speke, Steidner, Thibaud, Thompson, Thornton, Toole, Tousny, Trotter, Tuckey, Tyrwitt, Vaudey, Veyssière, Vincent, Vinco, Vogel, Wahlberg, Warington, Washington, Werne, Wild, et enfin au docteur Samuel Fergusson qui, par son incroyable tentative, devait relier les travaux de ces voyageurs et compléter la série des découvertes africaines.
II. Un article du «Daily Telegraph». – Guerre de journaux savants.
Un article du «Daily Telegraph». – Guerre de journaux savants. – M. Petermann soutient son ami le docteur Fergusson. – Réponse du savant Koner. – Paris engagés. – Diverses propositions faites au docteur.
Le lendemain, dans son numéro du 15 janvier, le Daily Telegraph publiait un article ainsi conçu :
«L’Afrique va livrer enfin le secret de ses vastes solitudes ; un Œdipe moderne nous donnera le mot de cette énigme que les savants de soixante siècles n’ont pu déchiffrer. Autrefois, rechercher les sources du Nil, fontes Nili quaerere, était regardé comme une tentative insensée, une irréalisable chimère.
«Le docteur Barth, en suivant jusqu’au Soudan la route tracée par Denham et Clapperton ; le docteur Livingstone, en multipliant ses intrépides investigations depuis le cap de Bonne-Espérance jusqu’au bassin du Zambezi ; les capitaines Burton et Speke, par la découverte des Grands Lacs intérieurs, ont ouvert trois chemins à la civilisation moderne ; leur point d’intersection, où nul voyageur n’a encore pu parvenir, est le cœur même de l’Afrique. C’est là que doivent tendre tous les efforts.
«Or, les travaux de ces hardis pionniers de la science vont être renoués par l’audacieuse tentative du docteur Samuel Fergusson, dont nos lecteurs ont souvent apprécié les belles explorations.
«Cet intrépide découvreur (discoverer) se propose de traverser en ballon toute l’Afrique de l’est à l’ouest. Si nous sommes bien informés, le point de départ de ce surprenant voyage serait l’île de Zanzibar, sur la côte orientale. Quant au point d’arrivée, à la Providence seule il est réservé de le connaître.
«La proposition de cette exploration scientifique a été faite hier officiellement à la Société Royale de Géographie ; une somme de deux mille cinq cents livres est votée pour subvenir aux frais de l’entreprise.
«Nous tiendrons nos lecteurs au courant de cette tentative, qui est sans précédent dans les fastes géographiques.»
Comme on le pense, cet article eut un énorme retentissement ; il souleva d’abord les tempêtes de l’incrédulité, le docteur Fergusson passa pour un être purement chimérique, de l’invention de M. Barnum, qui, après avoir travaillé aux États-Unis, s’apprêtait à «faire» les Îles Britanniques.
Une réponse plaisante parut à Genève dans le numéro de février des Bulletins de la Société Géographique ; elle raillait spirituellement la Société Royale de Londres, le Traveller’s club et l’esturgeon phénoménal.