Les Nègres continuaient à manifester leur colère par des cris, des grimaces et des contorsions. Les sorciers parcouraient les groupes irrités, en soufflant sur toute cette irritation ; quelques fanatiques essayèrent de gagner l’île à la nage, mais on les éloigna facilement.
Alors les sortilèges et les incantations commencèrent ; les faiseurs de pluie, qui prétendent commander aux nuages, appelèrent les ouragans et les «averses de pierres[31]» à leur secours ; pour cela, ils cueillirent des feuilles de tous les arbres différents du pays ; ils les firent bouillir à petit feu, pendant que l’on tuait un mouton en lui enfonçant une longue aiguille dans le cœur. Mais, en dépit de leurs cérémonies, le ciel demeura pur, et ils en furent pour leur mouton et leurs grimaces.
Les nègres se livrèrent alors à de furieuses orgies, s’enivrant du «tembo», liqueur ardente tirée du cocotier, ou d’une bière extrêmement capiteuse appelée «togwa». Leurs chants, sans mélodie appréciable, mais dont le rythme est très juste, se poursuivirent fort avant dans la nuit.
Vers six heures du soir un dernier dîner réunit les voyageurs à la table du commandant et de ses officiers. Kennedy, que personne n’interrogeait plus, murmurait tout bas des paroles insaisissables ; il ne quittait pas des yeux le docteur Fergusson.
Ce repas d’ailleurs fut triste. L’approche du moment suprême inspirait à tous de pénibles réflexions. Que réservait la destinée à ces hardis voyageurs ? Se retrouveraient-ils jamais au milieu de leurs amis, assis au foyer domestique ? Si les moyens de transport venaient à manquer, que devenir au sein de peuplades féroces, dans ces contrées inexplorées, au milieu de déserts immenses ?
Ces idées, éparses jusque-là, et auxquelles on s’attachait peu, assiégeaient alors les imaginations surexcitées. Le docteur Fergusson, toujours froid, toujours impassible, causa de choses et d’autres ; mais en vain chercha-t-il à dissiper cette tristesse communicative ; il ne put y parvenir.
Comme on craignait quelques démonstrations contre la personne du docteur et de ses compagnons, ils couchèrent tous les trois à bord du Resolute. À six heures du matin, ils quittaient leur cabine et se rendaient à l’île de Koumbeni.
Le ballon se balançait légèrement au souffle du vent de l’est. Les sacs de terre qui le retenaient avaient été remplacés par vingt matelots. Le commandant Pennet et ses officiers assistaient à ce départ solennel.
En ce moment, Kennedy alla droit au docteur, lui prit la main et dit :
«Il est bien décidé, Samuel, que tu pars ?
– Cela est très décidé, mon cher Dick.
– J’ai bien fait tout ce qui dépendait de moi pour empêcher ce voyage ?
– Tout.
– Alors j’ai la conscience tranquille à cet égard, et je t’accompagne.
– J’en étais sûr», répondit le docteur, en laissant voir sur ses traits une rapide émotion.
L’instant des derniers adieux arrivait. Le commandant et ses officiers embrassèrent avec effusion leurs intrépides amis, sans en excepter le digne Joe, fier et joyeux. Chacun des assistants voulut prendre sa part des poignées de main du docteur Fergusson.
À neuf heures, les trois compagnons de route prirent place dans la nacelle : le docteur alluma son chalumeau et poussa la flamme de manière à produire une chaleur rapide. Le ballon, qui se maintenait à terre en parfait équilibre, commença à se soulever au bout de quelques minutes. Les matelots durent filer un peu des cordes qui le retenaient. La nacelle s’éleva d’une vingtaine de pieds.
«Mes amis, s’écria le docteur debout entre ses deux compagnons et ôtant son chapeau, donnons à notre navire aérien un nom qui lui porte bonheur! qu’il soit baptisé le Victoria!»
Un hourra formidable retentit :
«Vive la reine! Vive l’Angleterre!»
En ce moment, la force ascensionnelle de l’aérostat s’accroissait prodigieusement. Fergusson, Kennedy et Joe lancèrent un dernier adieu à leurs amis.
«Lâchez tout! s’écria le docteur.»
Et le Victoria s’éleva rapidement dans les airs, tandis que les quatre caronades du Resolute tonnaient en son honneur.
XII. Traversée du détroit. – Le Mrima. – Propos de Dick et proposition de Joe.
Traversée du détroit. – Le Mrima. – Propos de Dick et proposition de Joe. – Recette pour le café. – L’Uzaramo. – L’infortuné Maizan. – Le mont Duthumi. – Les cartes du docteur – Nuit sur un nopal.
L’air était pur, le vent modéré ; le Victoria monta presque perpendiculairement à une hauteur de 1500 pieds, qui fut indiquée par une dépression de deux pouces moins deux lignes[32] dans la colonne barométrique.
À cette élévation, un courant plus marqué porta le ballon vers le sud-ouest. Quel magnifique spectacle se déroulait aux yeux des voyageurs!
L’île de Zanzibar s’offrait tout entière à la vue et se détachait en couleur plus foncée, comme sur un vaste planisphère ; les champs prenaient une apparence d’échantillons de diverses couleurs ; de gros bouquets d’arbres indiquaient les bois et les taillis.
Les habitants de l’île apparaissaient comme des insectes. Les hourras et les cris s’éteignaient peu à peu dans l’atmosphère, et les coups de canon du navire vibraient seuls dans la concavité inférieure de l’aérostat.
Traversée du détroit.
«Que tout cela est beau!» s’écria Joe en rompant le silence pour la première fois.
Il n’obtint pas de réponse. Le docteur s’occupait d’observer les variations barométriques et de prendre note des divers détails de son ascension.
Kennedy regardait et n’avait pas assez d’yeux pour tout voir.
Les rayons du soleil venant en aide au chalumeau, la tension du gaz augmenta. Le Victoria atteignit une hauteur de 2500 pieds.
Le Resolute apparaissait sous l’aspect d’une simple barque, et la côte africaine apparaissait dans l’ouest par une immense bordure d’écume.
«Vous ne parlez pas ? fit Joe.
– Nous regardons, répondit le docteur en dirigeant sa lunette vers le continent.
– Pour mon compte, il faut que je parle.
– À ton aise! Joe, parle tant qu’il te plaira.»
Et Joe fit à lui seul une terrible consommation d’onomatopées. Les oh! les ah! les hein! éclataient entre ses lèvres.
Pendant la traversée de la mer, le docteur jugea convenable de se maintenir à cette élévation ; il pouvait observer la côte sur une plus grande étendue ; le thermomètre et le baromètre, suspendus dans l’intérieur de la tente entrouverte, se trouvaient sans cesse à portée de sa vue ; un second baromètre, placé extérieurement, devait servir pendant les quarts de nuit.
Au bout de deux heures, le Victoria, poussé avec une vitesse d’un peu plus de huit milles, gagna sensiblement la côte. Le docteur résolut de se rapprocher de terre ; il modéra la flamme du chalumeau, et bientôt le ballon descendit à 300 pieds du sol.
Il se trouvait au-dessus du Mrima, nom que porte cette portion de la côte orientale de l’Afrique ; d’épaisses bordures de mangliers en protégeaient les bords ; la marée basse laissait apercevoir leurs épaisses racines rongées par la dent de l’océan Indien. Les dunes qui formaient autrefois la ligne côtière s’arrondissaient à l’horizon ; et le mont Nguru dressait son pic dans le nord-ouest.
Le Victoria passa près d’un village que, sur sa carte, le docteur reconnut être le Kaole. Toute la population rassemblée poussait des hurlements de colère et de crainte ; des flèches furent vainement dirigées contre ce monstre des airs, qui se balançait majestueusement au-dessus de toutes ces fureurs impuissantes.