Près de deux années se passèrent ainsi, et plus j'apprenais à le connaître, plus je l'aimais, car, sous ses dehors de joyeuse extravagance, je l'avais découvert extraordinairement sérieux pour son âge. Enfin, plusieurs fois, moi qui étais habitué à le voir très gai et souvent trop gai, je le trouvai plongé dans une tristesse profonde. Je voulus le questionner sur la cause de ce changement d'humeur, mais chaque fois il se reprit à rire et ne répondit point. Un jour, l'ayant interrogé sur ses parents, dont il ne parlait jamais, il me quitta, faisant celui qui ne m'avait pas entendu.
Sur ces entrefaites éclata la fameuse affaire de la «Chambre Jaune», qui devait non seulement le classer le premier des reporters, mais encore en faire le premier policier du monde, double qualité qu'on ne saurait s'étonner de trouver chez la même personne, attendu que la presse quotidienne commençait déjà à se transformer et à devenir ce qu'elle est à peu près aujourd'hui: la gazette du crime. Des esprits moroses pourront s'en plaindre; moi j'estime qu'il faut s'en féliciter. On n'aura jamais assez d'armes, publiques ou privées, contre le criminel. À quoi ces esprits moroses répliquent qu'à force de parler de crimes, la presse finit par les inspirer. Mais il y a des gens, n'est-ce pas? Avec lesquels on n'a jamais raison…
Voici donc Rouletabille dans ma chambre, ce matin-là, 26 octobre 1892. Il était encore plus rouge que de coutume; les yeux lui sortaient de la tête, comme on dit, et il paraissait en proie à une sérieuse exaltation. Il agitait Le Matin d'une main fébrile. Il me cria:
– Eh bien, mon cher Sainclair… Vous avez lu?…
– Le crime du Glandier?
– Oui; la «Chambre Jaune!» Qu'est-ce que vous en pensez?
– Dame, je pense que c'est le «diable» ou la «Bête du Bon Dieu» qui a commis le crime.
– Soyez sérieux.
– Eh bien, je vous dirai que je ne crois pas beaucoup aux assassins qui s'enfuient à travers les murs. Le père Jacques, pour moi, a eu tort de laisser derrière lui l'arme du crime et, comme il habite au-dessus de la chambre de Mlle Stangerson, l'opération architecturale à laquelle le juge d'instruction doit se livrer aujourd'hui va nous donner la clef de l'énigme, et nous ne tarderons pas à savoir par quelle trappe naturelle ou par quelle porte secrète le bonhomme a pu se glisser pour revenir immédiatement dans le laboratoire, auprès de M. Stangerson qui ne se sera aperçu de rien. Que vous dirais-je? C'est une hypothèse!…»
Rouletabille s'assit dans un fauteuil, alluma sa pipe, qui ne le quittait jamais, fuma quelques instants en silence, le temps sans doute de calmer cette fièvre qui, visiblement, le dominait, et puis il me méprisa:
– Jeune homme! fit-il, sur un ton dont je n'essaierai point de rendre la regrettable ironie, jeune homme… vous êtes avocat, et je ne doute pas de votre talent à faire acquitter les coupables; mais, si vous êtes un jour magistrat instructeur, combien vous sera-t-il facile de faire condamner les innocents!… Vous êtes vraiment doué, jeune homme.»
Sur quoi, il fuma avec énergie, et reprit:
«On ne trouvera aucune trappe, et le mystère de la «Chambre Jaune» deviendra de plus en plus mystérieux. Voilà pourquoi il m'intéresse. Le juge d'instruction a raison: on n'aura jamais vu quelque chose de plus étrange que ce crime-là…
– Avez-vous quelque idée du chemin que l'assassin a pu prendre pour s'enfuir? demandai-je.
– Aucune, me répondit Rouletabille, aucune pour le moment… Mais j'ai déjà mon idée faite sur le revolver, par exemple… Le revolver n'a pas servi à l'assassin…
– Et à qui donc a-t-il servi, mon Dieu?…
– Eh bien, mais… «à Mlle Stangerson…»
– Je ne comprends plus, fis-je… Ou mieux je n'ai jamais compris…»
Rouletabille haussa les épaules:
«Rien ne vous a particulièrement frappé dans l'article du Matin?
– Ma foi non… j'ai trouvé tout ce qu'il raconte également bizarre…
– Eh bien, mais… et la porte fermée à clef?
– C'est la seule chose naturelle du récit…
– Vraiment!… Et le verrou?…
– Le verrou?
– Le verrou poussé à l'intérieur?… Voilà bien des précautions prises par Mlle Stangerson… «Mlle Stangerson, quant à moi, savait qu'elle avait à craindre quelqu'un; elle avait pris ses précautions; elle avait même pris le revolver du père Jacques», sans lui en parler. Sans doute, elle ne voulait effrayer personne; elle ne voulait surtout pas effrayer son père… «Ce que Mlle Stangerson redoutait est arrivé…» et elle s'est défendue, et il y a eu bataille et elle s'est servie assez adroitement de son revolver pour blesser l'assassin à la main – ainsi s'explique l'impression de la large main d'homme ensanglantée sur le mur et sur la porte, de l'homme qui cherchait presque à tâtons une issue pour fuir – mais elle n'a pas tiré assez vite pour échapper au coup terrible qui venait la frapper à la tempe droite.
– Ce n'est donc point le revolver qui a blessé Mlle Stangerson à la tempe?
– Le journal ne le dit pas, et, quant à moi, je ne le pense pas; toujours parce qu'il m'apparaît logique que le revolver a servi à Mlle Stangerson contre l'assassin. Maintenant, quelle était l'arme de l'assassin? Ce coup à la tempe semblerait attester que l'assassin a voulu assommer Mlle Stangerson… Après avoir vainement essayé de l'étrangler… L'assassin devait savoir que le grenier était habité par le père Jacques, et c'est une des raisons pour lesquelles, je pense, il a voulu opérer avec une «arme de silence», une matraque peut-être, ou un marteau…
– Tout cela ne nous explique pas, fis-je, comment notre assassin est sorti de la «Chambre Jaune»!
– Évidemment, répondit Rouletabille en se levant, et, comme il faut l'expliquer, je vais au château du Glandier, et je viens vous chercher pour que vous y veniez avec moi…
– Moi!
– Oui, cher ami, j'ai besoin de vous. L'Époque m'a chargé définitivement de cette affaire, et il faut que je l'éclaircisse au plus vite.
– Mais en quoi puis-je vous servir?
– M. Robert Darzac est au château du Glandier.
– C'est vrai… son désespoir doit être sans bornes!
– Il faut que je lui parle…»
Rouletabille prononça cette phrase sur un ton qui me surprit:
«Est-ce que… Est-ce que vous croyez à quelque chose d'intéressant de ce côté?… demandai-je.
– Oui.»
Et il ne voulut pas en dire davantage. Il passa dans mon salon en me priant de hâter ma toilette.
Je connaissais M. Robert Darzac pour lui avoir rendu un très gros service judiciaire dans un procès civil, alors que j'étais secrétaire de maître Barbet-Delatour. M. Robert Darzac, qui avait, à cette époque, une quarantaine d'années, était professeur de physique à la Sorbonne. Il était intimement lié avec les Stangerson, puisque après sept ans d'une cour assidue, il se trouvait enfin sur le point de se marier avec Mlle Stangerson, personne d'un certain âge (elle devait avoir dans les trente-cinq ans), mais encore remarquablement jolie.
Pendant que je m'habillais, je criai à Rouletabille qui s'impatientait dans mon salon:
«Est-ce que vous avez une idée sur la condition de l'assassin?
– Oui, répondit-il, je le crois sinon un homme du monde, du moins d'une classe assez élevée… Ce n'est encore qu'une impression…
– Et qu'est-ce qui vous la donne, cette impression?
– Eh bien, mais, répliqua le jeune homme, le béret crasseux, le mouchoir vulgaire et les traces de la chaussure grossière sur le plancher…
– Je comprends, fis-je; on ne laisse pas tant de traces derrière soi, «quand elles sont l'expression de la vérité!»
– On fera quelque chose de vous, mon cher Sainclair!» conclut Rouletabille.
III. «Un homme a passé comme une ombre à travers les volets»
Une demi-heure plus tard, nous étions, Rouletabille et moi, sur le quai de la gare d'Orléans, attendant le départ du train qui allait nous déposer à Épinay-sur-Orge. Nous vîmes arriver le parquet de Corbeil, représenté par M. de Marquet et son greffier. M. de Marquet avait passé la nuit à Paris avec son greffier pour assister, à la Scala, à la répétition générale d'une revuette dont il était l'auteur masqué et qu'il avait signé simplement: «Castigat Ridendo.»