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3 mai. – Je suis resté alité plusieurs jours en raison des caprices d’un printemps anglais, et, pendant ce temps, certains événements se sont produits; en dehors de moi, nul ne peut en apprécier le véritable caractère. J’ajoute que nous avons eu des nuits nuageuses et sans lune; de ces nuits au cours desquelles, d’après ce que l’on m’avait dit, des moutons disparaissaient. Hé bien, des moutons ont bel et bien disparu! Deux appartenaient aux demoiselles Allerton, un au vieux Pearson, et un autre à Madame Mourton. Quatre en trois nuits. Ils n’ont laissé aucune trace; tout le pays voit partout des bohémiens et des voleurs de bétail.

Mais il y a plus grave. Le jeune Armitage a également disparu. Tôt dans la soirée de mercredi, il a quitté sa cabane sur la lande, et depuis lors on n’a plus entendu parler de lui. Comme c’était un homme sans attaches, sa disparition n’a suscité qu’une émotion relative. Les bonnes langues racontent qu’il avait des dettes, qu’il a trouvé une situation ailleurs, et qu’il donnera bientôt de ses nouvelles, ne serait-ce que pour récupérer ce qu’il a laissé chez lui. Mais j’ai d’autres pressentiments, plus inquiétants. N’est-il pas beaucoup plus probable que la disparition des moutons l’ait incité à se lancer dans une aventure qui aurait causé sa perte? Par exemple, qu’il ait guetté la Bête, et qu’elle l’ait surpris, emmené dans un recoin caché au fond de la montagne? Quel inimaginable destin, pour un Anglais civilisé du XXème siècle! Inimaginable, mais que je devine possible et même vraisemblable. Seulement dans ce cas, jusqu’à quel point suis-je responsable de sa mort? Jusqu’à quel point ne serais-je pas responsable d’autres malheurs éventuels? Le doute n’est plus permis: sachant ce que je sais déjà, je ne peux pas me dérober; mon devoir consiste à m’assurer que quelque chose sera fait, et au besoin à le faire moi-même. Fort bien. Je n’ai pas le choix. Ce matin je suis descendu au commissariat de police pour raconter mon histoire. L’inspecteur l’a enregistrée dans un gros livre, m’a salué avec infiniment de gravité, mais à peine avais-je refermé la porte que j’ai entendu de grands éclats de rire. Il devait certainement se faire des gorges chaudes de ma naïveté. Je me débrouillerai seul.

10 juin. – C’est de mon lit que je reprends ce journal, après six semaines d’interruption. J’ai subi un choc terrible, à la fois mental et physique, à la suite d’une aventure comme en ont rarement vécu des êtres humains. Mais au moins j’ai atteint le but que je m’étais fixé. Le danger émanant de la Bête du Blue John est à jamais écarté. Voilà ce que moi, un malade à bout de forces, j’ai accompli pour la société. Je vais raconter le plus clairement possible ce qui s’est produit.

Vendredi 3 mai, la nuit était très noire. C’était la nuit idéale pour une sortie du monstre. Vers onze heures du soir j’ai quitté la ferme avec ma lampe à acétylène et mon fusil, après avoir laissé sur la table de ma chambre un billet où j’indiquais que, si mon absence se prolongeait, il faudrait me chercher du côté du trou du Blue John. Je me suis dirigé vers l’entrée de la voûte romaine, je me suis penché sur un rocher qui surplombait l’entrée, j’ai éteint ma lanterne et j’ai guetté, le fusil chargé à la main.

Faction mélancolique! Sur les pentes de la vallée, je distinguais les lumières des fermes isolées; la cloche de l’église de Chapel-le-Dale égrenait faiblement les heures. Ces manifestations de la présence lointaine de mes compatriotes ne faisaient qu’accroître mon sentiment de solitude, que m’obliger à maîtriser davantage la terreur qui me donnait envie de revenir à la ferme et de renoncer définitivement. Mais chaque homme possède un respect de soi-même bien enraciné, qui s’oppose à ce qu’il abandonne une entreprise commencée. Ce sentiment de fierté personnelle m’a bien soutenu; c’est à lui seul que je dois d’avoir tenu bon, alors que tous mes instincts me poussaient à fuir. Maintenant, je suis heureux d’avoir eu cette force. En dépit de tout ce qu’elle m’a coûté, ma dignité d’homme ne me fait aucun reproche.

Minuit avait sonné. Une heure. Deux heures. C’était au plus sombre de la nuit. Les nuages bas couraient au-dessus de la terre; il n’y avait pas une étoile dans le ciel. Quelque part sur les rochers une chouette hululait; le doux soupir intermittent du vent était l’unique bruit qu’enregistraient mes oreilles. Et puis tout à coup je l’ai entendue.! Au loin, en bas dans la caverne a retenti le pas étouffé de la Bête, à la fois léger et pesant. J’ai entendu aussi rouler les pierres que foulait ce monstre. Le pas s’est rapproché. La Bête est arrivée tout près de moi. J’ai entendu le craquement des buissons qu’elle écartait, qu’elle écrasait autour de l’entrée; et puis, confusément, dans l’obscurité, j’ai distingué une masse énorme, une sorte d’animal informe, monstrueux qui sortait rapidement et silencieusement du trou. La peur et la stupéfaction m’ont paralysé. J’étais pourtant depuis longtemps à l’affût; mais devant mon gibier, je suis resté immobile, sans forces. La Bête a pris son élan; elle est passée tout près de moi et elle s’est évanouie dans la nuit.

Je me suis armé de courage pour son retour. Dans la campagne endormie, aucun bruit ne révélait sa présence. Il m’était impossible d’estimer la distance à laquelle elle se trouvait, de deviner ce qu’elle faisait, de supputer l’heure de sa rentrée. Mais m’étant juré que mes nerfs ne flancheraient pas une deuxième fois, j’ai calé mon fusil chargé sur les rochers.

J’ai néanmoins failli laisser passer l’occasion. Je n’avais absolument pas entendu la Bête qui traversait le pré. Tout à coup j’ai distingué sa masse gigantesque qui se dirigeait vers l’entrée de la caverne. Une nouvelle défaillance de ma volonté m’a empêché d’appuyer sur la gâchette. J’ai dû faire un effort de tout mon être pour bouger mon index. Pendant que les buissons se froissaient sous le passage de la Bête (elle se confondait déjà avec l’obscurité du trou), j’ai tiré. À la lueur du coup de fusil, j’ai aperçu une masse à longs poils hirsutes; leur couleur grise virait au blanc dans la partie inférieure du corps qui se terminait par des pattes torses et épaisses. Je ne l’ai vue que le temps d’un éclair. Ensuite j’ai entendu rouler des pierres: la Bête battait en retraite dans son terrier. Aussitôt, par un revirement triomphal de mes sentiments, j’avais rejeté toutes mes frayeurs: j’ai démasqué ma lanterne, j’ai sauté de mon rocher et, le fusil en main, j’ai foncé dans le couloir des Romains à la poursuite de la Bête.

Ma lampe à acétylène projetait devant moi une lumière puissante qui n’avait rien de comparable avec le scintillement jaune de la bougie qui m’avait guidé douze jours plus tôt sous cette même voûte. Tandis que je courais, je voyais le monstre qui fuyait en titubant; sa masse remplissait tout l’espace libre entre les parois; son poil ressemblait à de l’étoupe grossière et pendait en grosses touffes serrées qui se balançaient à chaque pas; on aurait dit la toison d’un gigantesque mouton non tondu; mais il était nettement plus gros que le plus gros des éléphants, et il paraissait aussi large que grand. Je suis encore stupéfait quand je pense que j’ai osé pourchasser un monstre pareil jusque dans les entrailles de la terre; mais quand le sang est échauffé et quand la proie cherche à s’échapper, le vieil instinct du chasseur se réveille, et adieu la prudence! Fusil en main, j’ai donc galopé de toute la vitesse de mes jambes derrière la Bête.

J’avais constaté qu’elle était prodigieusement véloce.

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