» Entre temps, la belle Argia s’était fait élever par sa fée un palais d’albâtre, bâti par enchantement en une minute. Au dedans et au dehors, il était tout recouvert d’ornements d’or. Aucune langue ne pourrait dire, aucune imagination ne pourrait se représenter la beauté de son extérieur, ni les trésors qu’il contenait. Le palais de mon maître, qui t’a semblé si beau hier soir, serait une masure à côté de celui d’Argia.
» Les salles et les appartements étaient tendus de tapis d’Arras et de riches tissus de toute sorte, et non seulement les appartements de maître, mais encore les chambres et les logements des serviteurs. On y voyait à profusion des vases d’or et d’argent; des pierreries ciselées, couleur d’azur, d’émeraude ou de rubis, façonnées en forme de grands plats, de coupes ou de bassins; et, en quantité infinie, des draps d’or et de soie.
» Le juge, comme je vous disais, vint donner droit sur ce palais, alors qu’il croyait arriver dans une campagne déserte, dans un bois solitaire. Il en fut tellement émerveillé, qu’il crut un instant avoir perdu l’esprit. Il ne savait s’il était ivre, s’il rêvait, ou si son cerveau s’envolait.
» Il aperçoit devant la porte un Éthiopien au nez et aux lèvres épatés; jamais, à son avis, il n’a vu visage si laid et si disgracieux. Cette ignoble figure, ressemblant au portrait qu’on fait d’Ésope, serait capable d’attrister tout le paradis si elle s’y trouvait. Quand j’aurai ajouté que ce personnage était crasseux comme un porc, qu’il était vêtu comme un mendiant, je n’aurai pas dépeint la moitié de sa laideur.
» Anselme, qui ne voit pas d’autre que lui pour savoir à qui est ce château, s’approche et l’interroge. L’Éthiopien lui répond: “Cette demeure est à moi.” Le juge est persuadé que cet homme se moque de lui et lui fait une mauvaise plaisanterie. Mais le nègre lui affirme par serment que cette demeure est bien à lui, et que personne autre n’a rien à y faire.
» Il lui offre même, s’il veut la voir, d’y entrer, et de la parcourir à sa fantaisie, et, s’il y trouve quelque chose qui lui plaise, soit pour lui, soit pour ses amis, de le prendre sans crainte. Anselme donne son cheval à garder à son serviteur, et franchit le seuil. On le conduit à travers les salles et les chambres où, de bas en haut, il admire toutes ces merveilles.
» Il va, regardant la forme, le style, la beauté, la richesse du travail, et tous ces ornements vraiment royaux. Parfois il dit: “Tout l’or qui est sous le soleil ne pourrait payer ce splendide monument.” À cela, l’ignoble Maure répond et dit: “Il peut encore trouver son prix; on peut le payer, sinon avec de l’or et de l’argent, du moins d’une manière moins coûteuse.”
» Alors, il lui fait la même proposition qu’Adonio avait faite à sa femme. On peut, par cette proposition brutale et honteuse, juger combien il était bestial et sauvage. Repoussé trois ou quatre fois, il ne se laisse point décourager, et il insiste tellement, en offrant toujours le palais pour prix, qu’il finit par faire consentir Anselme à satisfaire son appétit dépravé.
» Argia, sa femme, qui se tenait cachée près de là, le voyant tombé dans une telle faute, se montre soudain, en criant: “Ah! la belle chose que je vois, et bien digne d’un docteur tenu pour sage!” Tu peux penser si le docteur, surpris en si honteuse posture, devint rouge de honte, et resta bouche close. Ô terre, pourquoi ne t’entr’ouvris-tu pas en ce moment pour le cacher dans ton sein?
» La dame, heureuse de se disculper et de faire honte à Anselme, l’assourdit de ses cris, disant: “Comment faudra-t-il te punir de ce que je viens de te voir faire avec un homme si vil, alors que tu as voulu me tuer parce que j’ai obéi à la loi de nature, vaincue par les prières de mon amant, noble et beau, et qui m’avait fait un présent en comparaison duquel ce château n’est rien?
» ”Si je t’ai paru mériter la mort, avoue que tu es digne de mourir cent fois. Bien que je sois toute-puissante en ce lieu, et que je puisse disposer de toi à mon gré, cependant je ne veux pas tirer une plus forte vengeance de ton crime. Mari, pèse le doit et l’avoir, et fais comme je fais à ton égard, pardonne-moi.
» ”Et que la paix et l’accord soient conclus entre nous, de telle sorte que tout le passé s’en aille en oubli, et que jamais une parole, un geste, ne nous rappellent notre faute à l’un ou à l’autre.” Le mari, content de s’en tirer à si bon compte, ne se montra pas en reste pour pardonner. Ils firent donc la paix et, depuis, ils ne cessèrent de se chérir.»
Ainsi dit le marin, et la fin de son histoire fit quelque peu rire Renaud, bien qu’une rougeur de feu lui vînt au visage en entendant raconter l’action honteuse du docteur. Renaud loua beaucoup Argia d’avoir été assez avisée pour tendre à cet oiseau un piège qui le fît tomber dans le même filet où elle était tombée elle-même, mais avec moins de raison d’excuse.
Quand le soleil fut plus élevé sur l’horizon, le paladin fit apprêter la table que le courtois chevalier mantouan avait fait abondamment approvisionner dès la veille. Pendant ce temps, on voyait fuir à gauche le splendide palais et, à droite, le marais immense. On vit surgir et disparaître à son tour Argenta et son territoire, ainsi que l’endroit où le Santerno se jette dans le Pô.
Je crois qu’à cette époque n’existait pas encore la Bastia, où plus tard les Espagnols n’eurent pas trop à se glorifier d’avoir planté leur bannière, mais dont les Romagnols eurent encore plus sujet de se plaindre. De là, le bateau, descendant la rivière en droite ligne, atteignit Filo. Puis les matelots l’engagèrent dans une branche morte du fleuve se dirigeant vers le Midi, et qui le porta à Ravenne.
Bien que Renaud fût souvent à court d’argent, il en avait assez en ce moment, pour se montrer généreux envers les mariniers quand vint l’heure de les quitter. Changeant le plus souvent possible de chevaux et de bêtes de somme, il passa le soir même à Rimini, et sans s’y arrêter, pas plus qu’à Montefiore, il arriva à Urbino au lever du jour.
Là ne vivaient pas encore Frédéric, ni Elisabeth, ni le bon Guido, ni Francesco Maria, ni Léonora. S’ils y eussent été alors, ils eussent fait tous leurs efforts pour retenir plus d’un jour auprès d’eux un guerrier si fameux, comme ils devaient le faire plus tard pour les dames et les chevaliers qui passent par leur cité.
Renaud n’ayant été retenu par personne monta droit à Cagli. Il franchit l’Apennin en suivant les vallées du Métaure et du Gauno, de sorte qu’il n’eut plus cette chaîne de montagnes à sa droite. Il traversa les provinces d’Ombrie et d’Étrurie, et descendit à Rome. De Rome, il gagna Ostie; de là, il se transporta par mer dans la ville à qui le pieux fils d’Anchise confia les os de son père.
Là, changeant de navire, il cingla en toute hâte vers l’île de Lampéduse, qui avait été choisie comme champ de combat et où la rencontre avait déjà eu lieu. Renaud presse le pilote et lui fait faire force de voiles et de rames. Mais les vents adverses, s’opposant à la marche du navire, le firent arriver un peu trop tard.
Il arriva comme le prince d’Anglante venait d’achever son entreprise utile et glorieuse, en donnant la mort à Gradasse et à Agramant. Mais sa victoire avait été rude et sanglante. Le fils de Monodant était mort, et Olivier gisait sur le sable, atteint d’une grave et dangereuse blessure au pied, dont il souffrait beaucoup.