» Tout en parlant ainsi, il lui donne une pierrerie que le chien vient de faire tomber pour qu’elle la présente à sa maîtresse. Le marché semble à la nourrice beaucoup plus avantageux que s’il fallait payer le chien dix ou vingt ducats. Elle retourne vers la dame, et lui fait la commission; puis elle l’engage à se contenter et à acheter le chien, car elle peut, dit-elle, l’avoir à un prix où l’on ne perd rien à donner.
» La belle Argia se fâche tout d’abord, soit qu’elle ne veuille pas manquer à sa foi, soit qu’elle ne croie pas possible tout ce qu’on vient de lui raconter. La nourrice recommence son récit; elle la presse, elle l’ébranle; elle lui insinue qu’une pareille occasion se présente bien rarement; elle fait si bien que, le jour suivant, Argia consent à voir le chien, loin de tous les yeux.
» Cette nouvelle exhibition qu’Adonio fit de son chien fut la perte et la mort du docteur. Il fit pleuvoir les doubles sequins par dizaines, des chapelets de perles et des pierreries de toute sorte, jusqu’à ce que le cœur altier d’Argia s’amollît au point de ne plus pouvoir lutter, surtout quand elle apprit que le pèlerin était le chevalier qui l’avait aimée jadis et qui était parti.
» Les excitations de sa putain de nourrice, les prières et la présence de son amant, la vue du prix qu’on lui offrait, la longue absence du malheureux docteur, l’espoir que personne n’en saurait jamais rien; tout cela fit tellement violence à ses projets de chasteté, qu’elle accepta le beau chien, et, pour prix, se livra à son amant.
» Adonio jouit longuement de sa belle dame, à laquelle la fée voua une si grande amitié, qu’elle ne voulut plus la quitter. Mais, avant que le soleil eût parcouru tous les signes du Zodiaque, congé fut donné au docteur qui s’en revint enfin, plein d’un grave soupçon, à cause de ce que l’astrologue lui avait dit.
» Aussitôt de retour dans sa patrie, son premier soin est de voler chez l’astrologue et de lui demander si sa femme l’a trompé, ou si elle lui a gardé son amour et sa foi. L’astrologue, après avoir consulté le pôle et toutes les planètes, lui répond que ce qu’il avait craint était arrivé, ainsi qu’il lui avait prédit;
» Que sa femme, séduite par de riches présents, s’était livrée à un autre. Cette réponse porta un si grand coup au cœur du docteur, que lance ni épée ne lui aurait rien fait éprouver de si douloureux. Afin de s’assurer de son malheur, – bien qu’il crût trop, hélas! à son ami le devin, – il alla trouver la nourrice et, la prenant à part, il usa de toute son habileté pour savoir le vrai.
» Tournant et retournant autour d’elle, il chercha de çà de là à trouver une piste; mais tout d’abord, quelque ardeur qu’il y mît, il ne découvrit rien, car la nourrice, qui n’était pas neuve en cette matière, niait toujours effrontément. Pendant plus d’un mois, elle tint son maître suspendu entre le doute et la certitude.
» Combien le doute devait lui sembler bon, lorsqu’il songeait à la douleur que lui causerait une certitude! Quand il eut essayé, en vain, près de la nourrice, des prières et des cadeaux; quand il eut vu qu’elle ne voulait lui dire que des choses fausses, il attendit, en homme expert, que la discorde éclatât entre elle et sa maîtresse, car là où sont deux femmes, il y a toujours conflit et querelle.
» Il advint comme il s’y attendait. Au premier dissentiment qui naquit entre elles, la nourrice s’en vint, sans qu’il allât la chercher, lui raconter tout. Elle ne lui cacha plus rien. Il serait trop long de dire le coup que ressentit au cœur le malheureux docteur, et combien il eut l’esprit bouleversé. Son chagrin fut si fort, qu’il faillit perdre la raison.
» Enfin, cédant à la colère, il se résolut à mourir; mais, auparavant, il voulut tuer sa femme. Il lui semblait que le même fer, teint de leur sang à tous les deux, excuserait en même temps son crime, et le délivrerait de sa douleur. Il s’en revient à la ville, nourrissant toute sorte de pensées furieuses et aveugles. Puis il envoie au château un de ses affidés après lui avoir expliqué ce qu’il doit faire.
» Il ordonne à ce serviteur d’aller au château de sa femme Argia, et de lui dire de sa part qu’il a été pris d’une si méchante fièvre, qu’elle aura grand’peine à le retrouver vivant; pour quoi, il la prie, sans attendre d’avoir quelqu’un autre pour l’accompagner, de venir sur-le-champ avec son serviteur, si elle a de l’amitié pour lui. “Elle viendra – ajoute Anselme, qui sait bien qu’elle ne fera pas même une observation, – et, en chemin, tu lui couperas la gorge.”
» Le familier s’en va chercher sa maîtresse, pour faire d’elle ce que son maître lui avait commandé. Argia, après avoir pris avec elle son chien, monte aussitôt à cheval et se met en route. Le chien l’avait prévenue du danger, mais en l’engageant à partir quand même, car il avait tout prévu, tout disposé pour lui venir en aide en un si grand besoin.
» Le serviteur s’était détourné de la route, et, prenant par des sentiers solitaires et nombreux, il arrive sur les bords d’une rivière qui tombe du haut de l’Apennin dans notre fleuve, au beau milieu d’une forêt obscure et profonde, loin du château et de la ville. Le lieu lui paraît favorable à l’accomplissement de l’ordre cruel qui lui a été donné.
» Il tire son épée et dit à sa maîtresse quel ordre lui avait donné son maître afin qu’avant de mourir elle demande pardon à Dieu de son crime. Je ne saurais te dire comment elle disparut; mais, au moment même où le serviteur crut la frapper, il ne la vit plus. Il la chercha en vain tout autour de lui, et en resta tout ébahi.
» Il revient vers son maître tout honteux et le visage tout effaré. Il lui raconte l’étrange aventure, ajoutant qu’il ne sait pas ce qui s’en est suivi. Le mari ne savait pas que sa femme avait à ses ordres la fée Manto, car la nourrice, qui connaissait tout le reste, ignorait ce point que sa maîtresse lui avait caché.
» Il ne sait que faire; il n’a ni vengé son injure, ni diminué sa peine. Ce qui était auparavant un fétu de paille est devenu une poutre, tant cela lui pèse sur le cœur. Il craint que la faute de sa femme, qui était sue de quelques personnes seulement, ne devienne tellement connue qu’elle soit la fable de tous. Il aurait pu tout d’abord la cacher, mais maintenant la rumeur publique va la répandre par le monde entier.
» Il comprend bien que sa femme, voyant qu’il a découvert sa félonie, se sera mise, afin de ne plus retomber en son pouvoir, sous la protection d’un homme puissant. Celui-ci la gardera, et en jouira, à l’ignominie du mari qu’il tournera en risée. Peut-être tombera-t-elle entre les mains de quelqu’un qui exploitera en rufian son adultère.
» Pour y remédier, il envoie en hâte dans tous les environs des messagers et des lettres pour la chercher; il ne laisse pas une ville de Lombardie sans y envoyer quelqu’un pour avoir de ses nouvelles. Il y va même en personne, et il n’est recoin qu’il ne visite ou qu’il ne fasse visiter par ses espions. Mais il ne peut retrouver sa trace, ni en avoir la moindre nouvelle.
» Enfin il fait venir le serviteur auquel il avait donné l’ordre cruel qui ne put s’accomplir. Il se fait conduire par lui à l’endroit où Argia avait, comme il le lui avait raconté, disparu à ses yeux. Il s’imagine que le jour elle se cache parmi les broussailles, et qu’elle se réfugie la nuit dans quelque demeure voisine. Le serviteur le conduit à l’endroit où il croit trouver la forêt sauvage, mais il y voit un grand palais.