Celui qui connaît l'art de l'approche directe et indirecte sera victorieux. Voilà l'art de l'affrontement.
À tout ce que je viens de dire, il faut ajouter la manière de donner vos ordres et de les faire exécuter. Il est des occasions et des campements où la plupart de vos gens ne sauraient ni vous voir ni vous entendre; les tambours, les étendards et les drapeaux peuvent suppléer à votre voix et à votre présence. Instruisez vos troupes de tous les signaux que vous pouvez employer. Si vous avez à faire des évolutions pendant la nuit, faites exécuter des ordres au bruit d'un grand nombre de tambours. Si, au contraire, c'est pendant le jour qu'il faut que vous agissiez, employez les drapeaux et les étendards pour faire savoir vos volontés.
Le fracas d'un grand nombre de tambours servira pendant la nuit autant à jeter l'épouvante parmi vos ennemis qu'à ranimer le courage de vos soldats: l'éclat d'un grand nombre d'étendards, la multitude de leurs évolutions, la diversité de leurs couleurs, et la bizarrerie de leur assemblage, en instruisant vos gens, les tiendront toujours en haleine pendant le jour, les occuperont et leur réjouiront le cœur, en jetant le trouble et la perplexité dans celui de vos ennemis.
Ainsi, outre l'avantage que vous aurez de faire savoir promptement toutes vos volontés à votre armée entière dans le même moment, vous aurez encore celui de lasser votre ennemi, en le rendant attentif à tout ce qu'il croit que vous voulez entreprendre, de lui faire naître des doutes continuels sur la conduite que vous devez tenir, et de lui inspirer d'éternelles frayeurs.
Si quelque brave veut sortir seul hors des rangs pour aller provoquer l'ennemi, ne le permettez point; il arrive rarement qu'un tel homme puisse revenir. Il périt pour l'ordinaire, ou par la trahison, ou accablé par le grand nombre.
Lorsque vous verrez vos troupes bien disposées, ne manquez pas de profiter de leur ardeur: c'est à l'habileté du général à faire naître les occasions et à distinguer lorsqu'elles sont favorables; mais il ne doit pas négliger pour cela de prendre l'avis des officiers généraux, ni de profiter de leurs lumières, surtout si elles ont le bien commun pour objet.
On peut voler à une armée son esprit et lui dérober son adresse, de même que le courage de son commandant.
Au petit matin, les esprits sont pénétrants; durant la journée, ils s'alanguissent, et le soir, ils rentrent à la maison.
Mei Yao-tchen dit que matin, journée et soir représentent les phases d'une longue campagne.
Lors donc que vous voudrez attaquer l'ennemi, choisissez, pour le faire avec avantage, le temps où les soldats sont censés devoir être faibles ou fatigués. Vous aurez pris auparavant vos précautions, et vos troupes reposées et fraîches auront de leur côté l'avantage de la force et de la vigueur. Tel est le contrôle du facteur moral.
Si vous voyez que l'ordre règne dans les rangs ennemis, attendez qu'il soit interrompu, et que vous aperceviez quelque désordre. Si leur trop grande proximité vous offusque ou vous gêne, éloignez-vous afin de vous placer dans des dispositions plus sereines. Tel est le contrôle du facteur mental.
Si vous voyez qu'ils ont de l'ardeur, attendez qu'elle se ralentisse et qu'ils soient accablés sous le poids de l'ennui ou de la fatigue. Tel est le contrôle du facteur physique.
S'ils se sauvent sur des lieux élevés, ne les y poursuivez point; si vous êtes vous-même dans des lieux peu favorables, ne soyez pas longtemps sans changer de situation. N'engagez pas le combat lorsque l'ennemi déploie ses bannières bien rangées et de formations en rang impressionnant; voilà le contrôle des facteurs de changement des circonstances.
Si, réduits au désespoir, ils viennent pour vaincre ou pour périr, évitez leur rencontre.
À un ennemi encerclé vous devez laisser une voie de sortie.
Si les ennemis réduits à l'extrémité abandonnent leur camp et veulent se frayer un chemin pour aller camper ailleurs, ne les arrêtez pas.
S'ils sont agiles et lestes, ne courez pas après eux; s'ils manquent de tout, prévenez leur désespoir.
Ne vous acharnez pas sur un ennemi aux abois.
Voilà à peu près ce que j'avais à vous dire sur les différents avantages que vous devez tâcher de vous procurer lorsque à la tête d'une armée vous aurez à vous mesurer avec des ennemis qui, peut-être aussi prudents et aussi vaillants que vous, ne pourraient être vaincus, si vous n'usez de votre part des petits stratagèmes dont je viens de parler.
Article VIII Des neuf changements
Sun Tzu dit: Ordinairement l'emploi des armées relève du commandant en chef, après que le souverain l'a mandaté pour mobiliser le peuple et assembler l'armée.
I. Si vous êtes dans des lieux marécageux, dans les lieux où il y a à craindre les inondations, dans les lieux couverts d'épaisses forêts ou de montagnes escarpées, dans des lieux déserts et arides, dans des lieux où il n'y a que des rivières et des ruisseaux, dans des lieux enfin d'où vous ne puissiez aisément tirer du secours, et où vous ne seriez appuyé d'aucune façon, tâchez d'en sortir le plus promptement qu'il vous sera possible. Allez chercher quelque endroit spacieux et vaste où vos troupes puissent s'étendre, d'où elles puissent sortir aisément, et où vos alliés puissent sans peine vous porter les secours dont vous pourriez avoir besoin.
II. Évitez, avec une extrême attention, de camper dans des lieux isolés; ou si la nécessité vous y force, n'y restez qu'autant de temps qu'il en faut pour en sortir. Prenez sur-le-champ des mesures efficaces pour le faire en sûreté et en bon ordre.
III. Si vous vous trouvez dans des lieux éloignés des sources, des ruisseaux et des puits, où vous ne trouviez pas aisément des vivres et du fourrage, ne tardez pas de vous en tirer. Avant que de décamper, voyez si le lieu que vous choisissez est à l'abri par quelque montagne au moyen de laquelle vous soyez à couvert des surprises de l'ennemi, si vous pouvez en sortir aisément, et si vous y avez les commodités nécessaires pour vous procurer les vivres et les autres provisions; s'il est tel, n'hésitez point à vous en emparer.
IV. Si vous êtes dans un lieu de mort, cherchez l'occasion de combattre. J'appelle lieu de mort ces sortes d'endroits où l'on a aucune ressource, où l'on dépérit insensiblement par l'intempérie de l'air, où les provisions se consument peu à peu sans espérance d'en pouvoir faire de nouvelles; où les maladies, commençant à se mettre dans l'armée, semblent devoir y faire bientôt de grands ravages. Si vous vous trouvez dans de telles circonstances, hâtez-vous de livrer quelque combat. Je vous réponds que vos troupes n'oublieront rien pour bien se battre. Mourir de la main des ennemis leur paraîtra quelque chose de bien doux au prix de tous les maux qu'ils voient prêts à fondre sur eux et à les accabler.
V. Si, par hasard ou par votre faute, votre armée se rencontrait dans des lieux plein de défilés, où l'on pourrait aisément vous tendre des embûches, d'où il ne serait pas aisé de vous sauver en cas de poursuite, où l'on pourrait vous couper les vivres et les chemins, gardez-vous bien d'y attaquer l'ennemi; mais si l'ennemi vous y attaque, combattez jusqu'à la mort. Ne vous contentez pas de quelque petit avantage ou d'une demi victoire; ce pourrait être une amorce pour vous défaire entièrement. Soyez même sur vos gardes, après que vous aurez eu toutes les apparences d'une victoire complète.