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À la porte quelqu’un frappa. Elle se leva, à voix basse dit:

«C’est vous, Nicolas Alexandrovitch?…

– Oui, Nianiouchka…

– Allez doucement, ne réveillez pas le petit…»

Il entra; elle prit une chaise, la posa avec précaution près du poêle.

«Vous êtes fatigué? Voulez-vous un peu de thé? J’aurais vite fait de chauffer l’eau.»

Il l’arrêta.

«Non. Laisse. Je n’ai besoin de rien.»

Elle ramassa l’ouvrage tombé à terre, se rassit, agita rapidement les aiguilles brillantes.

«Il y avait longtemps que vous n’étiez venu nous voir.»

Il ne répondit pas, avança les mains vers le poêle ronflant.

«Vous avez froid, Nicolas Alexandrovitch?»

Il ramena ses bras contre sa poitrine avec un frisson léger; elle s’exclama comme autrefois:

«Vous avez encore pris du mal?

– Mais non, ma vieille.»

Elle secoua la tête d’un air mécontent et se tut. Nicolas Alexandrovitch regarda le lit d’André.

«Il dort?

– Oui. Vous voulez le voir?»

Elle se leva et prit la lumière, s’approcha de Nicolas Alexandrovitch. Il ne bougeait pas… Elle se pencha, lui mit rapidement la main sur l’épaule.

«Nicolas Alexandrovitch… Kolinka…

– Laisse-moi», murmura-t-il.

Elle se détourna silencieusement.

Il valait mieux ne rien dire. Et devant qui pouvait-il laisser couler ses larmes librement, sinon devant elle?… Hélène Vassilievna elle-même… Mais il valait mieux ne rien dire… Elle recula doucement dans l’ombre, dit à mi-voix:

«Attendez-moi, je vais préparer un peu de thé, ça nous réchauffera tous les deux…»

Quand elle revint il paraissait calmé; il tournait machinalement la poignée du poêle, d’où le plâtre coulait avec un bruit léger de sable.

«Regarde, Tatiana, combien de fois t’ai-je dit de faire coller ces trous… Regarde, regarde, fit-il en montrant une blatte qui courait sur le plancher: elles sortent de là. Est-ce que tu crois que c’est sain pour une chambre d’enfants?

– Vous savez bien que c’est signe de prospérité dans une maison, dit Tatiana Ivanovna en haussant les épaules: Dieu merci, il y en a toujours eu ici, et vous y avez été élevé et d’autres avant vous.» Elle lui mit dans les mains le verre de thé qu’elle avait apporté, remua la cuiller.

«Buvez pendant que c’est chaud. Y a-t-il assez de sucre?»

Il ne répondit pas, avala une gorgée d’un air las et absent, et, brusquement, se leva.

«Allons, bonsoir, fais réparer le poêle, tu entends?

– Si vous voulez.

– Éclaire-moi.»

Elle prit la bougie, alla avec lui jusqu’à la porte; elle descendit la première les trois marches du seuil, dont les briques rouges, descellées, branlaient et penchaient d’un côté, comme entraînées par un poids vers la terre.

«Faites attention… Vous allez dormir, à présent?

– Dormir… Je suis triste, Tatiana, mon âme est triste…

– Dieu les protégera, Nicolas Alexandrovitch. On meurt dans son lit, et Dieu protège le chrétien au milieu des balles…

– Je sais, je sais…

– Il faut avoir confiance en Dieu.

– Je sais, répéta-t-il. Mais ce n’est pas seulement cela…

– Et quoi donc, Barine?

– Tout va mal, Tatiana, tu ne peux pas comprendre.»

Elle hocha la tête.

«Hier, mon petit-neveu, le fils de ma nièce de Soukharevo, a été pris, lui aussi, pour cette guerre maudite. Il n’y a pas d’autre homme que lui dans la famille, puisque l’aîné a été tué à la Pentecôte dernière. Il reste une femme et une petite fillette de l’âge de notre André… et comment cultiver le champ?… Tout le monde a sa part de misère.

– Oui, c’est un triste temps… Et Dieu veuille…»

Il s’interrompit, dit brusquement:

«Allons, bonsoir, Tatiana.

– Bonsoir, Nicolas Alexandrovitch.»

Elle attendit qu’il eût traversé le salon et demeura immobile, écoutant crier le parquet sous ses pas. Elle ouvrit le petit vasistas découpé dans la vitre. Un vent glacé souffla avec violence, soulevant son châle, les mèches défaites de ses cheveux. La vieille femme sourit, ferma les yeux. Elle était née dans une campagne lointaine des Karine, au nord de la Russie, et il n’y avait jamais assez de glace, assez de vent pour elle. «Chez nous, nous cassions la glace avec nos pieds nus, au printemps, et je le ferais bien encore», disait-elle.

Elle ferma le carreau; on n’entendit plus le sifflement du vent. Seuls demeuraient le faible bruit du plâtre coulant dans les vieux murs, avec son chuchotement de sablier, et le craquement sourd et profond des boiseries anciennes rongées par les rats…

Tatiana Ivanovna revint dans sa chambre, pria longtemps et se dévêtit. Il était tard. Elle souffla la bougie, soupira, dit plusieurs fois à voix haute, dans le silence: «Mon Dieu, mon Dieu…» et s’endormit.

CHAPITRE III

Quand Tatiana Ivanovna eut fermé les portes de la maison vide, elle monta au petit belvédère installé sur le toit. C’était une silencieuse nuit de mai, déjà chaude et douce. Soukharevo brûlait; on voyait distinctement les flammes étinceler, et on entendait des cris lointains portés par le vent.

Les Karine s’étaient enfuis en janvier 1918, cinq mois auparavant, et depuis, tous les jours, Tatiana Ivanovna avait vu des villages flamber à l’horizon, éteints, puis rallumés, à mesure qu’ils passaient des Rouges aux Blancs et revenaient aux Rouges. Mais jamais l’incendie n’avait été si proche que ce soir; le reflet des flammes éclairait si nettement le parc abandonné qu’on voyait jusqu’aux buissons de lilas de la grande allée, épanouis la veille. Les oiseaux, trompés par la lumière, volaient comme en plein jour… Les chiens criaient. Puis le vent tourna, emportant le bruit du feu et son odeur. Le vieux parc abandonné redevint calme et sombre, et le parfum des lilas emplit l’air.

Tatiana Ivanovna attendit quelque temps, puis soupira, descendit. En bas les tapis étaient enlevés et les tentures. Les fenêtres étaient clouées de planches et protégées par des barres de fer. L’argenterie était rangée au fond des malles, dans les caves; elle avait fait enterrer la porcelaine précieuse dans la partie ancienne, abandonnée du verger. Certains des paysans l’avaient aidée: ils s’imaginaient que toutes ces richesses, plus tard, leur reviendraient… Les hommes, à présent, ne se souciaient du bien du prochain que pour s’en emparer… Ainsi, ils ne diraient rien aux commissaires de Moscou, et plus tard, on verrait… Sans eux, d’ailleurs, elle n’aurait rien pu faire… Elle était seule, les domestiques partis depuis longtemps. Le cuisinier Antipe, le dernier, était demeuré avec elle jusqu’au mois de mars, où il était mort. Il avait la clef de la cave, et il ne demandait pas autre chose. «Tu as tort de ne point prendre de vin, Tatiana, disait-il, ça console de toutes les misères. Regarde, nous sommes seuls abandonnés comme des chiens, et je crache sur tout, tout m’est égal tant que j’ai du vin…» Mais elle n’avait jamais aimé boire. Un soir, c’était pendant les dernières tempêtes de mars, ils étaient assis tous les deux dans la cuisine, il avait commencé à divaguer, à se souvenir du temps où il était soldat. «Ils ne sont pas si bêtes, les jeunes, avec leur révolution… Chacun son tour… Ils ont assez bu de notre sang, les sales cochons, les Barines maudits…» Elle ne répondait rien. À quoi bon? Il avait menacé de brûler la maison, de vendre les bijoux et les icônes cachées… Il avait déliré quelque temps ainsi, et, tout à coup, il avait poussé une sorte de cri plaintif, appelé: «Alexandre Kirilovitch, pourquoi nous as-tu laissés, Barine?» Un flot de vomissements, du sang noir et de l’alcool lui étaient sortis des lèvres; il avait agonisé jusqu’au matin et il était mort.

Tatiana Ivanovna attacha les chaînes de fer aux portes du salon, et sortit sur la terrasse par la plus petite entrée dérobée de la galerie. Les statues étaient encore enganguées dans leurs caisses de planches; on les avait enfermées, en septembre 1916, et oubliées là. Elle regarda la maison; la délicate couleur jaune de la pierre était noircie par la fonte des neiges; sous les feuilles d’acanthes, le stuc s’écaillait, montrant des marques blanchâtres comme des traces de balles. Des vitres de l’orangerie avaient été brisées par le vent. «Si Nicolas Alexandrovitch voyait cela…»

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