– Soyez tranquille.»
Elles poussèrent la porte de la terrasse qui s’ouvrit avec peine en grinçant dans la neige épaisse. La nuit glacée était chargée d’une odeur de sapins gelés, de fumée lointaine. Tatiana Ivanovna attacha son châle sous son menton et courut jusqu’au traîneau. Elle était droite et vive encore, comme au temps où elle cherchait dans le parc, au crépuscule, Cyrille et Youri, enfants. Hélène Vassilievna ferma un instant les yeux, revoyant ses deux fils aînés, leurs visages, leurs jeux… Cyrille, son préféré. Il était si beau, si… heureux… Elle tremblait pour lui davantage que pour Youri. Elle les aimait tous passionnément… Mais Cyrille… Ah, c’était un péché de songer à cela… «Mon Dieu, protégez-les, sauvez-les, accordez-nous de vieillir, entourés de tous nos enfants… Écoutez-moi, Seigneur! Tout était dans les mains de Dieu», disait Tatiana Ivanovna.
Tatiana Ivanovna montait les marches de la terrasse secouant les flocons de neige accrochés aux mailles de son châle.
Elles revinrent au salon. Le piano s’était tu. Les jeunes gens parlaient entre eux, à mi-voix, debout au milieu de la pièce.
«Il est temps, mes enfants», dit Hélène Vassilievna.
Cyrille fit un signe de la main.
«C’est bien, Maman, tout de suite… Encore un verre, messieurs.»
Ils burent à la santé de l’empereur, de la famille impériale, des alliés, à la destruction de l’Allemagne. Après chaque toast, ils jetaient à terre les coupes, et les laquais ramassaient silencieusement les éclats. Les autres domestiques attendaient dans la galerie.
Quand les officiers passèrent devant eux, ils répétèrent tous ensemble, comme une morne leçon apprise par cœur:
«Eh bien… adieu, Cyrille Nicolaévitch… Adieu, Youri Nicolaévitch.» Un seul, le vieux cuisinier Antipe, toujours ivre et triste, inclina sa grosse tête grise sur l’épaule et ajouta machinalement d’une voix forte et enrouée:
«Dieu vous conserve en bonne santé.
– Les temps ont changé, grommela Tatiana Ivanovna. Le départ des Barines, autrefois… Les temps ont changé, et les hommes.»
Elle suivit Cyrille et Youri sur la terrasse. La neige tombait rapidement. Les laquais élevèrent leurs lanternes allumées, éclairant les statues au seuil de l’allée, deux Bellones étincelantes de glace et de givre, et le vieux parc gelé, immobile. Une dernière fois, Tatiana Ivanovna traça le signe de la croix au-dessus du traîneau et de la route; les jeunes gens l’appelèrent, lui tendirent en riant leurs joues qui brûlaient, souffletées par le vent de la nuit. «Allons, adieu, porte-toi bien, ma vieille, nous reviendrons, n’aie pas peur…» Le cocher saisit les rênes, poussa une sorte de cri, de sifflement aigu et étrange, et les chevaux partirent. Un des laquais posa la lanterne à terre, bâilla.
«Vous restez là, grand’mère?»
La vieille femme ne répondit pas. Ils s’en allèrent. Elle vit s’éteindre, une à une, les lumières de la terrasse et du vestibule. Dans la maison, Nicolas Alexandrovitch et ses hôtes étaient revenus s’asseoir autour de la table du souper. Nicolas Alexandrovitch prit machinalement une bouteille de champagne des mains du laquais.
«Pourquoi ne buvez-vous pas? murmura-t-il avec effort, il faut boire.»
Il emplit les verres tendus, avec précaution; ses doigts tremblaient légèrement. Un gros homme, aux moustaches peintes, le général Siédof, s’approcha de lui, lui souffla à l’oreille:
«Ne vous tourmentez pas, mon cher. J’ai parlé à Son Altesse. Il veillera sur eux, soyez tranquille.»
Nicolas Alexandrovitch haussa doucement les épaules. Lui aussi était allé à Saint-Pétersbourg… il avait obtenu des lettres et des audiences. Il avait parlé au Grand-Duc. Comme s’il pouvait empêcher les balles, la dysenterie… «Quand les enfants ont grandi, il n’y a plus qu’à se croiser les bras et laisser faire la vie… Mais on s’agite encore, on court, on s’imagine, ma parole… Je deviens vieux, songea-t-il brusquement, vieux et lâche. La guerre?… Mon Dieu, aurai-je rêvé à vingt ans un sort plus beau?»
Il dit à haute voix:
«Merci, Michel Mikaïlovitch… Que voulez-vous? Ils feront comme les autres. Dieu nous donne seulement la victoire.»
Le vieux général répéta avec ferveur: «Dieu le veuille!» Les autres, les jeunes, qui avaient été au front, se taisaient. L’un d’eux ouvrit machinalement le piano, frappa quelques notes.
«Dansez, mes enfants», dit Nicolas Alexandrovitch.
Il se rassit à la table de bridge, fit un signe à sa femme.
«Tu devrais aller te reposer, Nelly. Regarde comme tu es pâle.
– Toi aussi», dit-elle à mi-voix.
Ils se serrèrent silencieusement la main. Hélène Vassilievna sortit, et le vieux Karine prit les cartes et commença à jouer, tourmentant de temps en temps, d’un air absent, la bobèche d’argent du chandelier.
CHAPITRE II
Quelque temps encore, Tatiana Ivanovna écouta le bruit de grelots qui s’éloignait. «Ils vont vite», songeait-elle. Elle demeurait debout au milieu de l’allée, serrant des deux mains son châle sur son visage. La neige, sèche et légère, entrait dans les yeux comme une poudre; la lune s’était levée, et les traces du traîneau, profondément creusées dans le sol gelé, étincelaient d’un feu bleu. Le vent tourna, et, aussitôt, la neige commença à tomber avec force. Le faible tintement des clochettes avait cessé; les sapins chargés de glace craquaient dans le silence avec le sourd gémissement d’un effort humain.
La vieille femme revint lentement vers la maison. Elle pensait à Cyrille, à Youri, avec une sorte d’étonnement pénible… La guerre. Elle s’imaginait vaguement un champ et des chevaux au galop, des obus qui éclataient comme des cosses mûres… comme sur une image entrevue… où cela?… un livre de classe, sans doute, que les enfants avaient colorié… Quels enfants?… Ceux-là, ou Nicolas Alexandrovitch et ses frères?… Parfois, quand elle se sentait lasse, comme cette nuit, elle les confondait dans sa mémoire. Un long rêve confus… Est-ce qu’elle n’allait pas se réveiller, comme autrefois, aux cris de Kolinka, dans la vieille chambre?…
Cinquante et un ans… En ce temps-là, elle avait, elle aussi, un mari, un enfant… Ils étaient morts, tous les deux… Il y avait si longtemps qu’elle se souvenait avec peine de leurs traits, parfois… Oui, tout passait, tout était dans les mains de Dieu.
Elle remonta auprès du petit André, le plus jeune enfant des Karine dont elle avait la garde. Il dormait encore à côté d’elle, dans cette grande pièce d’angle où Nicolas Alexandrovitch, et, après lui, ses frères, ses sœurs, avaient vécu. Ceux-là étaient tous morts ou partis loin. La chambre paraissait trop vaste, trop haute pour le peu de meubles qui demeuraient, le lit de Tatiana Ivanovna et la couchette d’André, aux rideaux blancs, à la petite icône ancienne suspendue entre les barreaux. Un coffre à jouets, un antique petit pupitre de bois, jadis blanc, que quarante années écoulées avaient poli et teint de gris tendre comme une laque… Quatre fenêtres nues, un vieux parquet rouge… Le jour, tout cela était baigné d’un flot de lumière et d’air. Quand la nuit venait et l’étrange silence, Tatiana Ivanovna disait: «Il est temps, à présent, que d’autres viennent…»
Elle alluma une bougie, qui éclaira vaguement le plafond peint d’anges aux grosses figures méchantes, coiffa la flamme d’un cornet de carton, s’approcha d’André. Il dormait profondément, sa tête dorée enfoncée dans l’oreiller; elle toucha son front et ses petites mains ouvertes sur le drap, puis s’assit auprès de lui, à sa place accoutumée. La nuit, elle restait ainsi des heures entières, éveillée à demi, tricotant, engourdie par la chaleur du poêle, songeant au temps passé et à ce jour où Cyrille et Youri se marieraient, où de petits enfants nouveaux dormiraient là. André partirait bientôt. À six ans, les garçons descendaient vivre à l’étage au-dessous, avec les précepteurs et les gouvernantes. Mais jamais la vieille chambre n’était demeurée longtemps vide. Cyrille?… ou Youri?… ou Loulou, peut-être?… Elle regarda la bougie qui se consumait en grésillant avec un bruit fort et monotone dans le silence, agita doucement la main, comme si elle mettait en branle un berceau. «J’en verrai quelques uns encore, si Dieu le veut», murmura-t-elle.