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Il lui semblait qu’elle était attendue. Une fièvre étrange lui brûlait le sang.

Elle ouvrit une armoire, la laissa avec la porte qui battait et le tiroir ouvert. Un porte-manteau tomba. Elle hésita un instant, haussa les épaules, comme si elle n’avait pas de temps à perdre et brusquement sortit. Elle traversa l’appartement, descendit l’escalier de son petit pas rapide et silencieux.

Dehors, elle s’arrêta. Le brouillard glacé emplissait la cour d’une masse blanche, dense, qui s’élevait lentement de terre comme une fumée. Les fines gouttelettes lui piquaient le visage, comme la pointe des aiguilles de neige, quand elles tombent à moitié fondues et toutes mêlées encore de la pluie de septembre.

Derrière elle, deux hommes en habit sortirent et la regardèrent curieusement. Elle les suivit, se glissa dans l’entre-bâillement de la porte, qui retomba dans son dos, avec un gémissement sourd.

Elle était dans la rue, une rue noire et déserte; un réverbère allumé brillait à travers la pluie. Le brouillard se dissipait. Il commençait à tomber une petite bruine aiguë et froide; les pavés et les murs luisaient faiblement. Un homme passa, traînant des semelles mouillées qui rendaient l’eau; un chien traversa la rue, avec une sorte de hâte, s’approcha de la vieille femme, la flaira, s’attacha à ses pas, avec un petit grondement gémissant et inquiet. Il la suivit quelque temps, puis la laissa.

Elle alla plus loin, vit une place, d’autres rues. Un taxi la frôla de si près que la boue lui gicla au visage. Elle ne paraissait rien voir. Elle marchait droit devant elle, en chancelant sur les pavés mouillés. Par moments, elle ressentait une fatigue telle que ses jambes semblaient plier sous le poids de son corps et s’enfoncer dans la terre. Elle levait la tête, regardait le jour qui venait du côté de la Seine, un pan de ciel blanc au bout de la rue. À ses yeux, cela se transformait en une plaine de neige comme celle de Soukharevo. Elle allait plus vite, éblouie par une sorte de pluie de feu qui hachait ses paupières. Dans ses oreilles sonnait un bruit de cloches.

Un instant, un éclair de raison lui revint; elle vit distinctement le brouillard et la fumée qui se dissipaient, puis cela passa; elle recommença à marcher, inquiète et lasse, courbée vers la terre. Enfin elle atteignit les quais.

La Seine était haute et couvrait les berges; le soleil se levait, et l’horizon était blanc avec un éclat pur et lumineux. La vieille femme s’approcha du parapet, regarda fixement cette bande de ciel étincelant. Sous ses pieds, un petit escalier était creusé dans la pierre; elle saisit la rampe, la serra fortement de sa main froide et tremblante, descendit. Sur les dernières marches l’eau coulait. Elle ne le voyait pas. «La rivière est gelée, songeait-elle, elle doit être gelée en cette saison…»

Il lui semblait qu’il fallait seulement la traverser et que, de l’autre côté, était Karinovka. Elle voyait scintiller les lumières des terrasses à travers la neige.

Mais quand elle fut arrivée en bas, l’odeur de l’eau la frappa enfin. Elle eut un brusque mouvement de stupeur et de colère, s’arrêta une seconde, puis descendit encore, malgré l’eau qui traversait ses chaussures et alourdissait sa jupe. Et, seulement quand elle fut entrée dans la Seine jusqu’à mi-corps, la raison lui revint complètement. Elle se sentit glacée, voulut crier, mais elle eut seulement le temps de tracer le signe de la croix et le bras levé retomba: elle était morte.

Le petit cadavre flotta un instant, comme un paquet de chiffons avant de disparaître, happé par la sombre Seine.

(1931)

Irène Némirovsky

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Irène Némirovsky est lauréate à titre posthume du Prix Renaudot 2004 pour Suite française. Publié aux éditions Denoël, Suite française est un mauvais roman daté – il a été écrit en 1940 -, pas même terminé, d'un auteur mort depuis plus de 60 ans. Sans grand intérêt, ni littéraire, ni philosophique, ni historique, il raconte la débacle française de juin '40 avec son cortège de bassesses humaines.

Effet sans doute du pouvoir de certains milieux médiatico-littéraires philosémites, le roman désuet d'Irène Némirovsky a bénéficié d'un étonnant engouement "critique", certains journalistes n'hésitant pas à le qualifier de meilleur livre de l'année. D'intenses pressions ont même été exercées, avec une lourdeur comme en en rencontre assez peu souvent dans les milieux intellectuels parisiens pourtant adeptes du genre, pour que Suite française décroche le Prix Goncourt. C'est finalement Laurent Gaudé qui a obtenu le Goncourt mais le jury Renaudot – traditionnellement censé corriger les éventuels mauvais choix et injustices du Goncourt – n'a pu éviter d'attribuer sa récompense à ce roman d'un autre âge resté inédit à ce jour. Le secrétaire général du Prix Renaudot, André Brincourt, qui a voté contre le livre d'Irène Némirovsky, a toutefois fait remarquer que ce choix les obligeait à faire une entorse aux statuts et que les prix littéraires étaient normalement faits pour promouvoir des oeuvres d'écrivains vivants. "On n'est pas là pour rattraper les injustices des morts. Pourquoi pas l'an prochain couronner un inédit d'Alexandre Dumas?" a-t-il déclaré. Un autre juré, Patrick Besson, a également ajouté qu'il "ne faudrait pas que ça devienne une habitude".

Irène Némirovsky, d'origine juive ukrainienne, est décédée en 1942 dans le camp de concentration nazi d'Auschwitz. Avant d'être déportée elle avait publié une quinzaine de livres, dont notamment en 1929 David Golder qui connût un certain succès. C'est la fille d'Irène Némirovsky, Denise Epstein, qui a conservé le manuscrit de Suite française et a décidé de le faire publier récemment en le confiant à Myriam Anissimov et Olivier Rubinstein des éditions Denoël. Sa soeur Elisabeth Gille, qui était elle-même éditrice chez Denoël avant son décès des suites d'un cancer, a déjà publié en 1993 une biographie de sa mère intitulée Le Mirador.

Suite française d'Irène Némirovsky s'est déjà vendu en librairie à plus de 40.000 exemplaires depuis sa publication début octobre et les droits de traduction ont été l'une des bonnes affaires de Denoël à la dernière Foire du Livre de Francfort. Bref, comme bien souvent, le Renaudot 2004 est sans doute un bon coup pour certains milieux germanopratins et pour les marchands de livres, mais ce n'est pas vraiment une victoire pour la littérature.

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