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Enfin, n’y tenant plus, Adélaïde avoua en souriant qu’ils étaient venus incognito; elle n’en dit pas davantage mais cet aveu suffisait pour laisser comprendre que ses parents, et surtout Elisabeth Prokofievna, étaient plutôt mal disposés à l’égard du prince. Toutefois, durant leur visite, ni Adélaïde ni le prince Stch… ne soufflèrent mot de la générale, d’Aglaé, ni même d’Ivan Fiodorovitch.

Lorsqu’ils repartirent pour achever leur promenade, ils n’invitèrent pas le prince à les accompagner. Quant à le prier de passer les voir, il n’en fut même pas question. Adélaïde laissa échapper à ce propos une réflexion significative; parlant d’une de ses aquarelles que le désir lui était soudain venu de montrer au prince, elle dit: «Comment faire pour que vous puissiez la voir plus tôt? Attendez! Je vous l’enverrai aujourd’hui même par Kolia s’il vient à la maison; ou alors demain, au cours de ma promenade avec le prince, je l’apporterai moi-même». En suggérant cette solution elle semblait heureuse d’avoir tranché la question avec adresse et à la satisfaction de tout le monde.

Presque au moment de prendre congé, le prince Stch… eut l’air de se rappeler brusquement quelque chose:

– À propos, demanda-t-il, ne savez-vous pas, mon cher Léon Nicolaïévitch, qui était la personne qui a interpellé hier Eugène Pavlovitch du fond de sa calèche?

– C’était Nastasie Philippovna, dit le prince; ne l’avez-vous pas reconnue? Mais je ne sais pas avec qui elle était.

– Je la connais pour en avoir entendu parler répondit vivement le prince Stch… Mais qu’a-t-elle crié? J’avoue que c’est une énigme pour moi… pour moi et pour les autres.

En disant ces mots le prince Stch… exprimait un étonnement manifeste.

– Elle a parlé de je ne sais quelles traites d’Eugène Pavlovitch, répondit le prince avec beaucoup de simplicité; ces traites sont passées, sur sa demande, des mains d’un usurier à celles de Rogojine, qui accordera un délai à Eugène Pavlovitch.

– C’est bien ce que j’ai entendu, mon cher prince, mais cela n’a pas le sens commun! Eugène Pavlovitch n’a pu signer aucune traite! Avec une fortune comme la sienne… Cela lui est arrivé autrefois, il est vrai, à cause de sa légèreté; je l’ai même aidé à sortir d’embarras… Mais qu’un homme qui a une pareille fortune signe des traites à un usurier et s’inquiète de leur échéance, c’est chose impossible. Et il est également impossible qu’il soit à tu et à toi avec Nastasie Philippovna et entretienne avec elle des rapports aussi familiers. C’est là que se trouve l’énigme principale. Il jure qu’il n’y comprend rien, et je le crois tout à fait. C’est pourquoi, mon cher prince, je désirais vous demander si vous ne saviez rien à ce sujet. Je veux dire: si quelque bruit n’est pas arrivé par hasard à vos oreilles?

– Non, je ne sais rien de cette affaire, et je vous affirme que je n’y suis pour rien.

– Ah! prince, quel homme vous êtes aujourd’hui! Je ne vous reconnais franchement pas. Ai-je pu avoir l’idée que vous eussiez pris une part quelconque à une pareille affaire? Allons, vous n’êtes pas dans votre assiette.

Il le serra contre lui et l’embrassa.

– Une part quelconque à une «pareille affaire»? reprit Léon Nicolaïévitch. Mais je ne vois là aucune affaire.

– Sans aucun doute cette personne a voulu nuire d’une manière ou d’une autre à Eugène Pavlovitch en lui attribuant devant témoins des pratiques qui ne sont et ne peuvent être les siennes, répondit le prince Stch… sur un ton assez sec.

Le prince Léon Nicolaïévitch parut troublé mais continua à fixer sur son interlocuteur un regard interrogatif. Ce dernier garda le silence.

– Mais ne s’agit-il pas tout bonnement de traites? N’est-ce pas, à la lettre, de traites qu’il a été question hier? murmura enfin le prince avec une pointe d’impatience.

– Voyons, je vous le dis et vous pouvez en juger vous-même: que peut avoir de commun Eugène Pavlovitch avec… elle et, encore moins, avec Rogojine? Il a, je vous le répète, une immense fortune; je le tiens de source sûre; en outre, il est assuré d’hériter de son oncle. Tout simplement Nastasie Philippovna…

Le prince Stch… s’interrompit de nouveau: il était évident qu’il n’en voulait pas dire davantage sur la jeune femme devant Léon Nicolaïévitch.

Ce dernier, après un moment de silence, demanda brusquement:

– Cela ne prouve-t-il pas en tout cas qu’il la connaît?

– C’est bien possible; il a été assez volage pour cela! Au reste, s’ils se sont connus, c’est dans le passé; cela doit remonter à deux ou trois ans. À cette époque-là il était encore en relation avec Totski. Maintenant ils ne sauraient avoir rien de commun et, de toutes façons, ils n’ont jamais été intimes au point de se tutoyer. Vous savez vous-même qu’elle n’était pas ici jusqu’à ces derniers temps et qu’elle demeurait introuvable. Beaucoup de gens ignorent même encore sa réapparition. Il n’y a pas plus de trois jours que j’ai remarqué son équipage.

– Un équipage magnifique! dit Adélaïde.

– Oui, magnifique.

Les deux visiteurs se retirèrent en témoignant au prince les sentiments les plus affectueux, on peut même dire les plus fraternels.

De cette visite se dégageait, pour notre héros, une indication capitale. Sans doute il avait eu de forts soupçons depuis la nuit précédente (et peut-être même avant); toutefois il n’avait pas osé jusque-là tenir ses appréhensions pour justifiées. Maintenant il y voyait clair: le prince Stch…, tout en donnant de l’événement une interprétation erronée, n’en côtoyait pas moins la vérité et devinait, en tout cas, l’existence d’une intrigue. (D’ailleurs, pensait le prince, il sait peut-être parfaitement à quoi s’en tenir, mais il ne veut pas le laisser paraître et fait semblant de se fourvoyer.) Une chose sautait aux yeux: c’est qu’ils étaient venus (surtout le prince Stch…) dans l’espoir d’obtenir quelque éclaircissement; s’il en était ainsi, c’est qu’ils le regardaient comme ayant trempé dans l’intrigue. En outre, si l’affaire était telle et revêtait une pareille importance, c’était la preuve qu’elle poursuivait un but redoutable; mais quel but? Terrible question! «Et comment la détourner de ce but? Il est impossible de l’arrêter quand elle est décidée à atteindre ses fins!» Cela, le prince le savait par expérience. «Une folle! c’est une folle!»

Mais c’était trop de mystères dans une même matinée; tous demandaient à être tirés au clair sur-le-champ, ce qui plongeait le prince dans un profond abattement. La visite de Véra Lébédev, portant dans ses bras la petite Lioubov, lui procura quelque distraction; elle bavarda gaiement pendant un certain temps. Puis vint sa jeune sœur qui resta bouche bée, et enfin le fils de Lébédev; le collégien lui affirma que l’«Étoile Absinthe» qui, dans l’Apocalypse [92], tombe sur terre à la source des eaux, préfigurait, selon l’interprétation de son père, le réseau des chemins de fer étendu aujourd’hui sur l’Europe. Le prince ne voulut pas ajouter foi à cette assertion et on convint d’interroger là-dessus Lébédev lui-même à la première occasion.

Véra Lébédev raconta au prince que Keller s’était installé chez eux depuis la veille et que, d’après toutes les apparences, il ne les quitterait pas de sitôt, ayant trouvé là une société qui lui convenait et s’étant lié d’amitié avec le général Ivolguine. Il avait déclaré qu’il ne restait chez eux que pour parfaire son instruction.

D’une manière générale le prince prenait de jour en jour plus de plaisir au commerce des enfants de Lébédev. Kolia ne parut pas de la journée: il était allé de bon matin à Pétersbourg (Lébédev était également parti dès l’aube pour certaines affaires personnelles.)

Mais la visite que le prince attendait avec le plus d’impatience était celle de Gabriel Ardalionovitch, qui devait venir sans faute dans le courant de la journée. Il arriva entre six et sept heures du soir, aussitôt après le dîner. En l’apercevant, le prince pensa avoir enfin devant lui quelqu’un qui devait connaître au vrai tous les dessous de l’affaire. Et comment Gania ne les aurait-il pas connus, lui qui avait sous la main des auxiliaires comme Barbe Ardalionovna et son mari? Mais les relations entre le prince et lui étaient d’un caractère un peu spécial. Ainsi le prince l’avait chargé de l’affaire Bourdovski en le priant instamment de s’en occuper. Cependant, en dépit de cette marque de confiance et de ce qui s’était passé entre eux auparavant, il y avait toujours certains sujets de conversation qu’ils évitaient en vertu d’une sorte d’accord tacite. Le prince avait parfois le sentiment que Gabriel Ardalionovitch, pour son compte, eût peut-être désiré voir s’établir entre eux une amitié et une sincérité sans réserve. Ce jour-là, par exemple, en le voyant entrer, il eut l’impression que Gania jugeait le moment venu de briser la glace et de s’expliquer sur tous les points (le visiteur était toutefois pressé; sa sœur l’attendait chez Lébédev pour une affaire urgente à régler entre eux).

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[92] VIII, 11. – N. d. T.

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