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Le rire convulsif dont il avait accompagné ces derniers mots fut interrompu par un nouvel accès d’oppression et par une quinte de toux.

– Allons, c’est tout? Tu as dit tout ce que tu voulais? Alors va maintenant te mettre au lit; tu as la fièvre, fit Elisabeth Prokofievna impatientée et qui ne détachait pas de lui son regard inquiet. – Ah! mon Dieu! le voilà qui recommence!

– Vous riez, il me semble? Pourquoi riez-vous toujours de moi? Je l’ai bien remarqué, fit soudain Hippolyte en s’adressant à Eugène Pavlovitch sur un ton d’irritation.

Ce dernier riait en effet.

– Je voulais seulement vous demander, monsieur… Hippolyte… excusez, j’ai oublié votre nom de famille.

– Monsieur Térentiev, dit le prince.

– Ah oui! Térentiev; merci, prince; on me l’a dit tantôt, mais ce nom m’était sorti de la mémoire… Je voulais vous demander, monsieur Térentiev, si ce qu’on m’a rapporté de vous est exact: vous estimez, paraît-il, qu’il vous suffirait de parler au peuple, de votre fenêtre, pendant un quart d’heure, pour que la foule fût aussitôt acquise à vos idées et se mît à vous suivre?

– Il est fort possible que j’aie dit cela,… répondit Hippolyte en s’efforçant de rappeler ses souvenirs… Oui, je l’ai sûrement dit! ajouta-t-il tout d’un coup en s’animant de nouveau et en fixant résolument Eugène Pavlovitch. – Qu’en déduisez-vous?

– Absolument rien; je n’ai demandé cela qu’à titre de renseignement.

Eugène Pavlovitch se tut. Hippolyte le regardait toujours comme s’il attendait anxieusement la suite.

– Eh bien! as-tu terminé? demanda Elisabeth Prokofievna à Eugène Pavlovitch. Dépêche-toi de finir, mon ami; il est temps qu’il aille dormir. Ou alors tu ne sais comment t’en sortir?

Elle était vivement agacée.

– Je serais enclin à ajouter ceci, reprit Eugène Pavlovitch en souriant: tout ce que j’ai entendu dire à vos camarades, monsieur Térentiev, tout ce que vous venez vous-même d’exposer avec un indiscutable talent se ramène, selon moi, à la théorie qui prétend faire triompher le droit avant tout, au-dessus de tout, voire à l’exclusion de tout, peut-être même sans avoir cherché au préalable en quoi consiste ce droit. Il se peut que je me trompe.

– Vous vous trompez certainement; je ne vous comprends même pas… Et après?

D’un angle de la terrasse monta un murmure. Le neveu de Lébédev grommelait quelque chose à mi-voix.

– Je n’ai presque plus rien à dire, reprit Eugène Pavlovitch. Je voulais seulement faire remarquer qu’il n’y a qu’un pas de cette théorie à celle du droit du plus fort, qui est le droit du poing et de l’arbitraire individuel; c’est ainsi, soit dit en passant, que les choses se sont très souvent réglées en ce monde. Proud’hon s’est arrêté à cette théorie de la force qui crée le droit. Pendant la guerre de Sécession, beaucoup de libéraux, et des plus avancés, ont pris parti pour les planteurs, sous ce prétexte que, les nègres, en tant que nègres, devant être regardés comme inférieurs à la race blanche, le droit du plus fort appartenait à celle-ci…

– Eh bien?

– Je vois par là que vous ne contestez pas le droit du plus fort.

– Après?

– Au moins vous êtes conséquent. Je tenais seulement à faire observer qu’il n’y a pas loin du droit du plus fort au droit des tigres et des crocodiles, voire à celui des Danilov et des Gorski.

– Je ne sais… Après?

Hippolyte n’écoutait Eugène Pavlovitch que d’une oreille. Il disait eh bien? après? par routine de conversation, sans mettre dans ces mots ni intérêt ni curiosité.

– Je n’ai rien à ajouter… C’est tout.

– Au fond je ne vous en veux pas, conclut Hippolyte d’une manière tout à fait inattendue.

Et presque inconsciemment il sourit et tendit la main à Eugène Pavlovitch.

Celui-ci, d’abord surpris, affecta un air fort sérieux pour toucher la main qu’Hippolyte lui tendait, comme s’il acceptait son pardon.

– Je ne puis m’empêcher, ajouta-t-il sur le même ton respectueux mais ambigu, de vous remercier de l’attention que vous m’avez témoignée en me laissant parler, car j’ai eu bien souvent l’occasion de constater que nos libéraux ne permettaient pas aux autres d’avoir une opinion personnelle et qu’ils ripostaient sur-le-champ à leurs contradicteurs par des insultes ou par des arguments encore plus regrettables…

– Voilà qui est parfaitement juste! dit le général Ivan Fiodorovitch; puis, les mains derrière le dos, il se retira vers l’extrémité de la terrasse, du côté de la sortie, et se mit à bâiller d’un air excédé.

– Allons, en voilà assez, mon ami! dit brusquement Elisabeth Prokofievna à Eugène Pavlovitch. Vous m’ennuyez…

– Il est temps, fit Hippolyte qui se leva prestement, en esquissant un geste de désarroi et en jetant autour de lui un regard effaré. – Je vous ai retenus; je voulais tout vous dire… je pensais que tous… pour la dernière fois… c’était une fantaisie…

On voyait qu’il s’animait par accès et sortait par intermittence d’un état voisin du délire; rendu alors à la pleine conscience, il rassemblait ses souvenirs et exposait, le plus souvent par bribes, des idées que, depuis longtemps peut-être, il avait mûries et apprises par cœur au cours de ses longues et fastidieuses heures de solitude et d’insomnie passées dans le lit.

– Eh bien! adieu! ajouta-t-il sèchement. Vous croyez qu’il m’est facile de vous dire adieu? Ha! ha!

Il eut un ricanement de dépit en songeant à la maladresse de sa question; puis, agacé de ne pouvoir exprimer tout ce qu’il voulait dire, il cria sur un ton de colère:

– Excellence, j’ai l’honneur de vous inviter à mes obsèques, si toutefois vous daignez répondre à cette invitation, et… je vous convie tous, messieurs, à vous joindre au général!…

Il se remit à rire, mais son rire était celui d’un dément. Elisabeth Prokofievna, atterrée, fit un pas vers lui et le saisit par le bras. Il la regarda fixement, toujours avec le même rire, qui s’était figé en quelque sorte sur son visage.

– Savez-vous que je suis venu ici pour voir les arbres? Les voici… (il montra d’un geste les arbres du parc); cela n’a rien de ridicule, n’est-ce pas? Il me semble qu’il n’y a pas là de quoi rire, ajouta-t-il sur un ton grave en s’adressant à Elisabeth Prokofievna.

Il redevint subitement rêveur, puis, au bout d’un moment, releva la tête et se mit à scruter l’assistance pour y trouver quelqu’un. Ce quelqu’un était Eugène Pavlovitch, qui était tout près de lui, à sa droite, et n’avait pas bougé de place. Mais il l’avait oublié et explorait l’entourage.

– Ah! vous n’êtes pas parti! s’exclama-t-il quand il l’eut enfin aperçu. – Vous avez ri longuement tout à l’heure, à l’idée que je voulais prononcer de ma fenêtre une harangue d’un quart d’heure… Or, mettez-vous dans l’esprit que je n’ai pas dix-huit ans; je suis resté si longtemps la tête sur mon oreiller à regarder par cette fenêtre et à penser… sur toutes choses… que… Les morts n’ont pas d’âge, vous le savez. Cette idée m’est revenue la semaine passée pendant une nuit d’insomnie… Voulez-vous que je vous dise ce que vous redoutez par-dessus tout? C’est notre sincérité, malgré le mépris que vous avez pour nous! C’est encore une pensée qui m’est venue la nuit quand je reposais sur mon oreiller… Vous croyez que j’ai voulu me moquer de vous tout à l’heure, Elisabeth Prokofievna? Non, telle n’était pas mon intention; je ne voulais faire que votre éloge… Kolia a dit que le prince vous avait traitée d’enfant… c’est bien trouvé… Mais voyons,… je voulais encore ajouter quelque chose…

Il se cacha le visage dans les mains et réfléchit un moment.

– Ah! j’y suis: quand vous vous êtes disposés à faire vos adieux, j’ai pensé soudain: voilà des gens que jamais, jamais plus je ne reverrai. Je ne reverrai pas non plus les arbres. Je n’aurai plus sous les yeux que le mur en briques rouges de la maison Meyer… en face de ma fenêtre… Eh bien! me suis-je dit, explique-leur tout cela… essaye de le leur faire comprendre; voici une beauté…, toi, tu es un mort; présente-toi comme tel, déclare-leur qu’«un mort peut parler sans retenue»… et que la princesse Marie Alexéïevna n’en dira rien [91], ha! ha!… Vous ne riez pas? demanda-t-il en jetant autour de lui un regard de défiance. Je vous dirai que, lorsque je reposais sur cet oreiller, bien des idées me sont venues… Je me suis convaincu, entre autres, que la nature était très moqueuse… Vous avez dit tout à l’heure que j’étais athée; mais savez-vous que la nature… Pourquoi vous êtes-vous remis à rire? Vous êtes bien cruels! proféra-t-il brusquement en arrêtant sur son auditoire un regard de tristesse et d’indignation. – Je n’ai pas corrompu Kolia, acheva-t-il sur un ton tout différent de gravité et de conviction, comme si un autre souvenir lui traversait l’esprit.

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[91] «Mon Dieu, que va dire la princesse Marie Alexéïevna?», phrase à effet comique du Malheur d’avoir trop d’esprit, de Griboïedov, passée en locution courante. – N. d. T.

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