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– Assez, Ivan Fiodorovitch! Laissez-moi! s’écria Elisabeth Prokofievna; pourquoi m’offrez-vous maintenant votre bras? Vous n’avez pas su m’emmener plus tôt hors d’ici; vous êtes le mari, le chef de famille, vous auriez dû m’entraîner par les oreilles si j’avais été assez sotte pour refuser de vous obéir et de vous suivre. Vous auriez au moins dû penser à vos filles! Maintenant je trouverai mon chemin sans vous, après une avanie dont je rougirai pendant toute une année… Attendez, je dois encore remercier le prince!… Merci, prince, du régal que tu nous as procuré! Et dire que je suis restée là à écouter ces jeunes gens!… Quelle bassesse! quelle bassesse! Un chaos, un scandale, tels qu’un cauchemar n’en donne pas idée! Est-ce qu’il y a beaucoup de gens comme cela?… Tais-toi, Aglaé! Silence, Alexandra! Ce n’est pas votre affaire!… Ne tournez pas comme cela autour de moi, Eugène Pavlovitch, vous m’énervez!… Ainsi, mon petit, tu trouves encore le moyen de leur demander pardon? fit-elle en s’adressant de nouveau au prince. – «Pardonnez-moi, leur dit-il, de m’être permis de vous offrir une fortune»… Et toi, insolent, qu’as-tu à lire? lança-t-elle brusquement au neveu de Lébédev. «Nous refusons, dit celui-ci, la somme offerte; nous exigeons, nous ne quémandons pas!» Comme s’il ne savait pas que cet idiot ira, dès demain, leur offrir de nouveau son amitié et son argent! N’est-ce pas que tu iras? Iras-tu, oui ou non?

– J’irai, répondit le prince d’une voix douce et contrite.

– Vous l’avez entendu? Voilà bien sur quoi tu comptes! s’écria-t-elle en reprenant Doktorenko à partie. C’est comme si tu avais déjà cet argent en poche. Si tu fais le magnanime, c’est uniquement pour nous esbroufer… Non, mon ami, cherche ailleurs tes dupes; moi, j’ai de bons yeux… je vois tout votre jeu!

– Elisabeth Prokofievna! s’écria le prince.

– Allons-nous-en, Elisabeth Prokofievna! Il est plus que temps; emmenons le prince avec nous, proposa le prince Stch… en souriant et en affectant le plus grand calme.

Les demoiselles se tenaient à l’écart. Elles semblaient presque effrayées; le général, lui, l’était positivement. L’étonnement se lisait sur tous les visages. Quelques-uns de ceux qui étaient restés en arrière riaient sous cape et chuchotaient. La physionomie de Lébédev exprimait la suprême extase.

– Les scandales et le chaos, madame, on les trouve partout, énonça le neveu de Lébédev, non sans une expression de gêne.

– Pas à ce degré-là! Non, mon ami, pas à ce degré là! répliqua Elisabeth Prokofievna avec une exaspération convulsive. – Mais laissez-moi donc tranquille! dit-elle à ceux qui s’efforçaient de la raisonner. Si, comme vous-même, Eugène Pavlovitch, venez de nous le raconter, un avocat a pu déclarer en plein tribunal qu’il trouvait fort naturel qu’on assassinât six personnes sous l’impulsion de la misère, cela prouve que les temps sont venus. Je n’avais jamais entendu chose pareille. Maintenant tout devient clair pour moi. Tenez, ce bègue (elle montra Bourdovski qui la regardait avec stupeur), est-ce qu’il n’est pas capable d’assassiner? Je parie qu’il assassinera quelqu’un. Il se peut qu’il ne prenne pas les dix mille roubles, qu’il les refuse par acquit de conscience; mais il reviendra la nuit, t’égorgera et volera l’argent dans ta cassette, toujours par acquit de conscience! Pour lui ce ne sera pas un acte criminel; ce sera un «accès de noble désespoir», un «geste de négation», ou le diable sait quoi!… Fi!… Le monde est à l’envers, les gens marchent la tête en bas. Une jeune fille élevée sous le toit paternel saute en pleine rue et crie à sa mère: «Maman, j’ai épousé l’autre jour un tel, Karlitch ou Ivanitch; adieu!» Est-ce que vous trouvez cela bien? Est-ce digne, est-ce naturel? La question féminine? Tenez, ce gamin (elle indiqua Kolia) m’a soutenu l’autre jour qu’en cela consistait justement la question féminine. Admettons que ta mère ait été une sotte, tu n’en dois pas moins la traiter humainement!… Pourquoi êtes-vous entrés tout à l’heure avec cet air provocant qui semblait dire: «Nous avançons, ne bougez plus! Accordez-nous tous les droits, mais ne vous permettez pas un mot en notre présence. Témoignez-nous tous les égards, même les plus inouïs; mais vous, nous vous traiterons plus mal que le dernier des laquais!» Ils cherchent la vérité, ils se fondent sur le droit; mais cela ne les empêche pas de calomnier le prince, dans leur article, comme des mécréants. «Nous exigeons, nous ne quémandons pas; vous n’aurez de nous aucune parole de reconnaissance parce que, ce que vous ferez, vous le ferez pour l’apaisement de votre propre conscience». Voilà une belle morale! Comment ne comprends-tu pas que, si tu te dispenses de toute reconnaissance, le prince peut te riposter que, lui non plus, ne se sent lié par aucun sentiment de gratitude envers la mémoire de Pavlistchev, vu que, de son côté, Pavlistchev n’a agi que pour la satisfaction de sa propre conscience. Or tu n’as compté que sur la reconnaissance du prince à l’égard de Pavlistchev. Il ne t’a pas emprunté d’argent; il ne te doit rien; sur quoi tablais-tu si ce n’est sur cette reconnaissance? Alors pourquoi répudies-tu ce sentiment? C’est de l’aberration! Voilà des gens qui accusent la société de cruauté et d’inhumanité parce qu’elle entoure de honte la fille séduite. Ce faisant, ils reconnaissent que la malheureuse souffre de la société. Comment peuvent-ils, dans ces conditions, livrer sa faute par la voie des journaux à la malignité publique et prétendre qu’elle ne pâtira point de cette publicité? C’est de la démence, de l’infatuation! Ils ne croient ni à Dieu ni au Christ. Mais la vanité et l’orgueil les rongent au point qu’ils finiront par s’entre-dévorer; c’est moi qui vous le prédis! N’est-ce pas de l’absurdité, de l’anarchie, un scandale? Après cela, voilà ce sans-vergogne qui implore leur pardon! Existe-t-il beaucoup de gens comme eux? Vous ricanez: est-ce parce que j’ai eu la honte de me commettre avec vous? Oui, j’ai eu cette honte, 1 il n’y a plus à y revenir… Quant à toi, propre à rien (cette apostrophe s’adressait à Hippolyte), je te défends de rire de moi! Il a à peine le souffle et il débauche les autres. Tu m’as corrompu ce gamin (elle désigna de nouveau Kolia); il ne rêve que de toi; tu lui inculques l’athéisme;’tu ne crois pas en Dieu et tu es encore, mon petit monsieur, en âge d’être fouetté! Le diable soit de vous!… Alors c’est vrai, prince Léon Nicolaïévitch, tu iras demain chez eux? tu iras? répéta-t-elle presque à bout de souffle.

– J’irai.

– En ce cas-là, je ne veux plus te connaître!

Elle fit un brusque départ, mais se retourna soudain et montrant Hippolyte:

– Tu iras également chez cet athée? – Pourquoi prends-tu l’air de te moquer de moi? s’écria-t-elle sur un ton qu’on ne lui connaissait pas, en fonçant sur Hippolyte, dont le sourire narquois l’avait mise hors d’elle.

– Elisabeth Prokofievna! Elisabeth Prokofievna! Elisabeth Prokofievna! s’exclama-t-on de tous côtés.

– Maman, c’est honteux! s’écria Aglaé d’une voix forte.

Elisabeth Prokofievna avait bondi sur Hippolyte et lui ayant saisi le bras, le lui serrait avec force d’un geste impulsif, tandis qu’elle le dévisageait d’un regard furibond.

– Ne vous alarmez pas, Aglaé Ivanovna! fit posément Hippolyte; votre maman se rendra bien compte qu’on ne s’attaque pas à un moribond… Je suis d’ailleurs prêt à lui expliquer pourquoi je riais;… je serais bien aise de pouvoir…

Mais une terrible quinte le secoua, qu’il fut un moment sans pouvoir réprimer.

– Voilà un mourant qui n’arrête pas de faire des discours! s’écria Elisabeth Prokofievna en lâchant le bras d’Hippolyte et en le regardant avec une sorte d’effroi essuyer le sang qui lui était monté aux lèvres. – Qu’as-tu à dire? Tu ferais mieux d’aller te coucher…

– C’est ce que je vais faire, répondit Hippolyte d’une voix faible et voilée, presque dans un chuchotement. – Sitôt rentré à la maison je me coucherai… Je mourrai dans quinze jours, je le sais. Le docteur B… [89] me lui-même me l’a déclaré la semaine passée… C’est pourquoi, si vous le permettez, je vous dirai deux mots d’adieu.

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[89] Sans doute le docteur Botkine, médecin d’Alexandre II. – N. d. T.

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