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De nouveau un mouvement de profonde émotion s’empara de tous les assistants. Bourdovski se leva brusquement de sa chaise.

– S’il en est ainsi, j’ai été trompé, oui trompé, mais pas par Tchébarov, et cela remonte loin, très loin! Je ne veux pas d’experts et n’irai pas chez vous. Je vous crois; je renonce à ma prétention… je refuse les dix mille roubles… adieu!…

Il prit sa casquette et, repoussant sa chaise, fit mine de s’en aller.

– Si vous le pouvez, monsieur Bourdovski, dit d’un ton doucereux Gabriel Ardalionovitch, restez encore un peu, ne seraient-ce que cinq minutes. Cette affaire offre encore des révélations de la plus haute importance, surtout pour vous, et en tout cas extrêmement curieuses. Mon avis est que vous ne pouvez vous dispenser d’en prendre connaissance et que vous vous féliciterez peut-être vous-même d’avoir tiré tout cela au clair…

Bourdovski s’assit sans dire mot, la tête un peu inclinée, dans l’attitude d’un homme profondément absorbé. Le neveu de Lébédev, qui s’était levé pour sortir avec lui, se rassit également; il semblait perplexe, bien qu’il n’eût perdu ni son sang-froid ni son aplomb. Hippolyte était sombre, triste et passablement ahuri. Il fut d’ailleurs pris à ce moment d’une si violente quinte de toux que son mouchoir en fut tout maculé de sang. Le boxeur avait l’air médusé.

– Ah! Antipe, s’écria-t-il sur un ton d’amertume, je te l’ai bien dit l’autre jour…, avant-hier, que tu pouvais, en effet, ne pas être le fils de Pavlistchev!

Des rires étouffés saluèrent cet aveu; deux ou trois personnes ne se contenant plus pouffèrent bruyamment.

– Le détail que vous venez de nous révéler a son prix, monsieur Keller, continua Gabriel Ardalionovitch. Néanmoins je suis en mesure d’affirmer, d’après les renseignements les plus exacts, que M. Bourdovski, tout en connaissant parfaitement la date de sa naissance, ignorait que Pavlistchev eût fait ce séjour à l’étranger, où il a passé la plus grande partie de sa vie, ne revenant en Russie qu’à de courts intervalles. En outre, ce départ était une chose trop insignifiante en elle-même pour être restée, plus de vingt ans après, dans la mémoire des plus proches amis de Pavlistchev; à plus forte raison dans celle de M. Bourdovski, qui n’était pas encore né à cette époque. Certes, une enquête sur ce voyage paraît maintenant n’offrir plus rien d’impossible, mais je dois avouer que la mienne aurait pu ne pas aboutir et que le hasard l’a singulièrement favorisée. Pareille enquête n’eût eu pratiquement presque aucune chance de succès si elle avait été menée par M. Bourdovski et même par Tchébarov, à supposer que l’idée leur en fût venue. Mais ils ont pu aussi ne pas y penser…

– Permettez, monsieur Ivolguine, l’interrompit avec colère Hippolyte, à quoi bon tout ce galimatias? (Excusez-moi.) L’affaire est désormais claire et nous reconnaissons le fait principal. Pourquoi cette pénible et blessante insistance? Vous désirez peut-être tirer vanité de l’habileté de vos recherches, faire valoir aux yeux du prince et aux nôtres vos talents d’enquêteur et de fin limier? Ou bien vous avez l’intention d’excuser et de disculper Bourdovski en démontrant qu’il s’est mis dans ce mauvais cas par ignorance. Mais c’est une insolence, mon cher monsieur! Bourdovski n’a que faire de votre absolution et de votre justification, vous devriez le savoir. C’est une offense pour lui, et il n’a pas besoin de cela dans la situation pénible et gênée où il se trouve présentement. Vous auriez dû deviner, comprendre cela…

– C’est bien, monsieur Térentiev, en voilà assez! coupa Gabriel Ardalionovitch; calmez-vous, ne vous échauffez pas; vous êtes, je crois, très souffrant? Je compatis à votre mal. Si vous le désirez, j’ai fini, ou pour mieux dire je me résigne à abréger des faits qu’il n’eût pas été inutile, à mon sens, de faire connaître dans leur intégralité, ajouta-t-il en notant dans l’assistance un mouvement qui ressemblait à de l’impatience.

«Pour éclairer toutes les personnes qui s’intéressent à cette affaire je tiens seulement à établir, preuves en main, que, si votre mère, monsieur Bourdovski, a été l’objet des attentions et de la sollicitude de Pavlistchev, c’est uniquement parce qu’elle était la sœur d’une jeune domestique du pays que Nicolas Andréïévitch avait aimée dans sa première jeunesse et qu’il eût certainement épousée si elle n’était morte subitement. J’ai des preuves tout à fait convaincantes de ce fait, qui est très peu connu ou même complètement oublié. Je pourrais en outre vous expliquer comment votre mère, quand elle n’avait que dix ans, fut recueillie par M. Pavlistchev qui prit son éducation à sa charge et lui constitua une dot importante. Ces marques d’attachement donnèrent naissance à des appréhensions dans la très nombreuse parenté de M. Pavlistchev, où l’on crut même qu’il allait épouser sa pupille. Mais, arrivée à l’âge de vingt ans, votre mère fit un mariage d’inclination en épousant un fonctionnaire du service de l’arpentage, nommé Bourdovski. De cela aussi je puis produire les preuves. J’ai également recueilli des données précises qui établissent que votre père, monsieur Bourdovski, qui n’avait aucun sens des affaires, abandonna l’administration après avoir touché les quinze mille roubles constituant la dot de votre mère et se lança dans des entreprises commerciales. Il fut dupé, perdit son capital et, n’ayant pas la force de supporter ce revers, se mit à boire; il ruina ainsi sa santé et mourut prématurément après sept ou huit années de mariage. Votre mère, d’après son propre témoignage, est restée au lendemain de cette mort dans la misère et elle aurait été perdue sans l’aide généreuse et soutenue de Pavlistchev, qui lui a fait une rente annuelle de six cents roubles. D’innombrables témoignages attestent ensuite que, dès votre enfance, il eut pour vous la plus vive affection. De ces témoignages, confirmés d’ailleurs par votre mère, il ressort que cette prédilection fut surtout motivée par le fait que, dans votre prime jeunesse, vous étiez bègue et paraissiez malingre et chétif. Or Pavlistchev, comme j’en ai acquis la preuve, a eu toute sa vie une tendresse particulière pour les êtres maltraités ou disgraciés par la nature, surtout quand c’étaient des enfants. Cette particularité est, à mon avis, de la plus haute importance dans l’affaire qui nous occupe.

«Enfin je puis me vanter d’avoir fait une découverte capitale: la très vive affection que nourrissait pour vous Pavlistchev (grâce auquel vous êtes entré au collège et avez poursuivi vos études sous une direction spéciale) fit naître peu à peu, parmi ses parents et amis, l’idée que vous deviez être son fils et que votre père légal n’avait été qu’un mari trompé. Mais il est essentiel d’ajouter que cette présomption ne prit la force d’une conviction formelle et générale que dans les dernières années de la vie de Pavlistchev, lorsque son entourage commença à craindre qu’il ne fît un testament et lorsque, les antécédents étant oubliés, il n’était plus possible de les reconstituer. Il est probable que cette conjecture est venue à vos oreilles, monsieur Bourdovski, et qu’elle a conquis votre esprit. Votre mère, dont j’ai eu l’honneur de faire personnellement la connaissance, était elle aussi au courant de cette rumeur, mais elle ignore encore (et je le lui ai caché) que vous-même, son fils, vous y avez ajouté foi. J’ai trouvé à Pskov, monsieur Bourdovski, votre très respectable mère malade et dans l’extrême dénuement où l’a laissée la mort de Pavlistchev. Elle m’a appris avec des larmes de reconnaissance que, si elle vivait encore, c’était grâce à vous et à votre aide. Elle fonde sur votre avenir de grandes espérances et croit avec ferveur que vous réussirez…»

– Voilà qui passe la mesure, à la fin! s’écria le neveu de Lébédev perdant patience. À quoi bon tout ce roman?

– C’est d’une révoltante inconvenance! s’emporta Hippolyte.

Mais Bourdovski ne souffla mot et ne bougea même pas.

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